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Erik L’Homme

L’étoffe fragile du monde

A comme Association, tome 3

Éditions Gallimard Jeunesse, 2011

À Gaspard Corbin, cousin (très) spirituel de Jasper !

Prologue

Ce soir, c’est LE soir.

Le grand soir.

Pour au moins trois raisons.

D’abord, c’est le solstice d’hiver. La nuit la plus longue de l’année. À partir de demain, les jours cheminent imperceptiblement (mais sûrement) vers l’été et la fin de l’année scolaire. C’est pas chouette, ça ?

Deuxième raison de se réjouir, pour tous ceux qui sont incapables de se projeter dans l’avenir mais qui apprécient néanmoins les expériences musicales : ce soir est celui du premier concert du groupe Alamanyar, dont je suis le joueur de cornemuse attitré (et attristant, disent certaines mauvaises langues dont la jalousie n’a d’égal que le manque de goût). Un bon vieux groupe de rock, tirant sur le médiéval et le néo-folk.

Mais foin de catalogage réducteur ! En deux mots : ça dépote.

À propos des potes, Romu et Jean-Lu, respectivement bassiste et guitariste de notre trio musical (et accessoirement compagnons de galère sur les bancs du lycée), me font signe que ça va être à nous.

Mon cœur fait une embardée.

Ce n’est pas que je sois du genre timide, mais émotif, ça, incurablement.

Et puis, comme toutes les premières fois (enfin j’imagine), on se demande si on va être à la hauteur, si on va tenir la distance. Ni trop rapide ni trop mou. Si l’instrument va tenir le coup.

« Quand faut y aller, faut y aller ! » disait le philosophe Gaston Saint-Langers. Je bois une ultime gorgée d’eau (j’ai la gorge plus sèche encore que d’habitude). La gorgée du condamné. Puis j’avance, ma cornemuse calée sur l’épaule et sous le bras, balayant du regard la petite foule massée devant l’estrade.

Arrêt sur image.

La troisième raison qui fait de cette soirée quelque chose d’épatant me saute aussitôt aux yeux (si je peux me permettre).

Une dizaine de filles, assez largement (et légèrement) vêtues de cuir, se lèvent vers nous… des visages attentifs.

— Merci à la déesse des décolletés et au dieu des causes perdues, je souffle à Romu, qui acquiesce en déglutissant.

Romu est long, calme et doux. Des cheveux qui lui tombent sur les épaules, des lunettes rondes à la John Lennon, des santiags, des vêtements noirs usés. Étonnamment (si si), on se dispute la première place au concours de râteaux avec les filles.

— Ajoute une prière à sainte Cécile, la patronne des musiciens, me glisse Jean-Lu, le seul à rester concentré. Parce que là, il va falloir assurer grave.

Jean-Lu est le meneur du groupe. C’est une force de la nature, dans le genre Obélix plutôt que Conan le Barbare. Il a le bagout d’un bonimenteur de foire. En ce moment, il se laisse pousser la moustache et le bouc. On commence à s’y faire, avec Romu. D’autant que ça semble franchement repousser les filles, et par voie de conséquence, la perspective d’une aventure réussie (on est en compétition tous les trois) !

La salle du ring, pub irlando-gallois fréquenté indistinctement par les étudiants et les goths métalleux, est bondée. Je sais bien qu’elle n’est pas très grande mais quand même, ça fait son effet.

Jean-Lu prend la parole.

Il y a des grandes gueules qui s’écrasent quand la pression est trop forte. Notre ami nous prouve qu’il est d’un autre tonneau.

De sa voix tonitruante, donc, il présente le groupe.

— Bonsoir gentes demoiselles et délicats jouvenceaux !

Personnellement, je trouve qu’il en fait souvent trop.

— Alamanyar, c’est en hommage à une tribu d’elfes qui auraient très bien pu faire étape au ring, si cet endroit existait à l’époque.

Ce que Jean-Lu ne dit pas, c’est que les elfes en question sont partis un jour d’on ne sait où et ne sont jamais arrivés nulle part.

— L’elfe à ma gauche joue de la basse et s’appelle Romu !

Applaudissements faiblards.

— L’elfe à ma droite, à la cornemuse, c’est Jasper ! rugit Jean-Lu de plus belle.

Il faudra penser à utiliser une pancarte : « Applaudissez », la prochaine fois.

Je me compose un sourire détaché et avance jusqu’au micro.

— À la guitare, Jean-Lu, j’essaye de dire le plus sensuellement possible.

Gring-gring. Premiers accords. Suivis de près par les dong-dong de la basse. Je remplis la poche de ma cornemuse. C’est mon tour. Oin-oiiiiiiin.

Comme Jean-Lu l’a dit, je m’appelle Jasper.

Je suis assez grand, mince (ma mère dit maigre, mais pour n’importe quelle mère, quand on n’est pas en surpoids flagrant, on est malade). J’ai les cheveux noirs en bataille, la peau blafarde et les yeux charbon. J’aurai seize ans demain et je fréquente le lycée Christophe-Lambert, dans un coin plutôt tranquille de la capitale. En classe de première. Mais c’est sans intérêt. Rien d’emballant à fréquenter cette halle aux légumes où l’on parque les ados en attendant qu’ils mûrissent. Les filles me snobent. Parce que, comme mes petits camarades, je m’habille toujours en noir, ou bien parce que j’ai l’air trop mystérieux ? J’imagine qu’on peut cocher la case « Autre ».

S’il n’y avait pas Romu, Jean-Lu et Alamanyar, ma scolarité serait un naufrage et le lycée une antichambre de l’enfer.

En fait, tout ce qui m’intéresse dans la vie (et qui, du coup, rend ma vie intéressante), c’est… c’est trop tôt pour en parler.

Et puis le premier morceau s’achève et arrache un élan d’enthousiasme au parterre de jolies fleurs outrageusement maquillées.

On se regarde tous les trois sans y croire. C’est la première fois que je vois Jean-Lu rester sans voix. Romu sauve le coup et murmure un « merci » au micro avant d’arracher quelques nouveaux blong-blong à sa basse. J’enchaîne avec un oiiiiiiin incandescent. Jean-Lu se réveille, hurle à la lune et lance « Arm Strong », un morceau qui décolle.

Ça commence à se déhancher sauvage, en dessous. L’avantage de la cornemuse, c’est qu’on a le droit d’avoir les joues rouges.

En fait, notre répertoire est assez limité. Puristes, on joue nos compos, pas plus. Résultat, au bout d’une heure, quand nous avons tout joué deux fois, le propriétaire du ring relance la sono, nous laissant seuls sur l’estrade avec notre sueur, nos sourires béats et le matos à ranger.

— On a cassé la baraque, non ? lâche Romu.

— Un peu, oui ! s’exclame Jean-Lu. C’était énorme ! Tu en dis quoi, Jasp ?

— Que c’était un des plus beaux moments de ma vie, je soupire, juste avant de vider la moitié de ma bouteille d’eau.

Et je le pense. Qui n’a jamais réussi à se glisser, même de façon fugace, dans la peau d’une rock-star, ne peut pas comprendre cette impression. Sentir le public entrer en résonance avec la musique qu’on joue, c’est… énorme, Jean-Lu, ouais, énorme.

— S’il vous plaît !

Deux garçons et une fille habillés de métal et de cuir se sont approchés de l’estrade. Les mecs sortent tout droit d’un film d’horreur mais la fille est hyper mignonne.

— On peut quelque chose pour vous ? s’enquiert Jean-Lu, affable, en suant comme une fontaine.

Le plus grand des garçons l’ignore superbement tout en me faisant signe. Il me passe une revue luxueuse sur laquelle s’étalent les formes voluptueuses d’une fille baptisée « La reine de la nuit » par l’auteur de l’article. Elle est vêtue (ou plutôt dévêtue) dans le plus pur style gothique.