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Alice au pays des merguez

A Claude Delieutraz, mon génial bûcheron.

Affectueusement,

San-A.

PREMIÈRE PARTIE

APOLLON-JULES

SURAVANT PROPOS

Un rire de femme l’arracha à sa torpeur.

Quand il mangeait, il s’enlisait, bouchée après bouchée, dans une trouble félicité purement organique qui le comblait tout en lui laissant l’esprit disponible.

Il venait de se commander deux cents grammes de caviar qu’il comptait consommer tartiné sur des pommes de terre en robe des champs, et ce tas noir et luisant, planté au centre de son assiette, le préparait déjà à la joie gustative.

Il ferma les yeux et mordit à grande gueulée vorace dans le tubercule lesté d’œufs d’esturgeon. Il avait nappé le tout de crème aigre. Le bonheur qu’il escomptait se produisit aussitôt, et c’était cela surtout qui le rivait aux plaisirs de la table, cette attente jamais déçue, cette évocation très forte qui, chaque fois, trouvait confirmation.

Il mastiqua lentement, voluptueusement, s’abandonnant avec ferveur à sa gloutonnerie, lorsque le rire de la femme vint pour la seconde fois brouiller son début d’extase.

Il reposa sa pomme de terre si fastueusement tartinée et chercha du regard la personne qui riait ainsi. Il y avait tant de joie spontanée, tant de fraîcheur dans ce rire qu’il en était troublé. La salle luxueuse du club, aux éclairages savants, était comble. Aucun homme qui ne fût en smoking, aucune femme qui ne portât une robe ou un ensemble du soir. Des bougies délicates faisaient briller leurs yeux et exaltaient leur maquillage. Une cohorte de serveurs hautement professionnels, efficaces et empressés, se déployait dans le restaurant en un ballet plein de grâce et de précision.

Le bâfreur attendit, la tête dressée, que la femme au rire mélodieux se manifestât à nouveau, ce qui ne tarda pas. Elle se tenait à deux tables de la sienne, sur la gauche, assise face à une grande glace sombre qui renvoyait son image à l’homme. Il pouvait la contempler simultanément de dos et de face et il éprouva alors cette impétueuse cuisance de l’envie poussée au paroxysme. Il essaya de la chasser de sa vue et mordit à nouveau dans sa pomme de terre ; mais son plaisir de manger devenait lointain, comme improbable.

Un instant, il en voulut à la fille de lui gâcher une joie déjà installée en lui. Elle ne devait guère avoir plus de vingt ans. Elle était d’un blond légèrement cendré. Ses cheveux moussaient sur la nuque et tombaient en mèches savantes sur ses oreilles, formant une frange « à la diable » sur le front. L’homme était fasciné par la peau claire de son cou, fine comme celle d’un fruit délicat.

Il acheva son caviar lentement, l’esprit ailleurs. Quand il mangeait, son corps énorme décrivait des espèces d’ondulations continues. Ses épaules s’abaissaient pour remonter avec une lenteur océane.

Il but son verre de vodka, d’un coup. Un trait de feu balaya ses papilles. Le maître d’hôtel s’empressa pour remplir son verre. L’homme venait de prendre sa décision. Il murmura, sans regarder son interlocuteur :

— Quelqu’un peut-il aller prévenir mon chauffeur que j’ai des instructions urgentes à lui donner ? La Rolls blanche devant la porte.

— Certainement, monsieur Kazaldi.

Le rire, une fois de plus, vrilla ses sens. L’homme se mit à tartiner l’autre moitié de la pomme de terre. Un bonheur confus lui venait. A la déception de la bonne chère succédait l’espoir de la chair. Il se sentait souverain, puissant.

Quelques instants plus tard, son chauffeur se présenta à sa table, en uniforme noir, sa casquette à la main. C’était un grand type à la peau bistre et aux yeux de loup. Il s’inclina face à son maître.

Kazaldi murmura :

— La jeune femme blonde, deux tables derrière toi. Elle porte un smoking de velours à parements de soie. Elle se trouve en compagnie d’un couple dont la femme est rousse et un homme l’accompagne, d’un certain âge, avec des cheveux blanc bleuté. Fais le nécessaire.

Il avait parlé en arabe et si bas, du fond de sa graisse, que seul son domestique à l’oreille exercée pouvait capter ses paroles.

Le chauffeur eut une nouvelle inclination de buste et se retira. Au passage, il jeta un regard indifférent à la table qui venait de lui être indiquée, repéra la fille blonde, et remonta l’escalier de marbre garni d’un tapis iranien.

Des parfums délicats mais obsédants s’y mêlaient. Le chauffeur y était allergique. Il retint un éternuement.

VLAN !

Les cloches.

A toute volée.

Le cortège, maigre mais dense, quitte l’église où vient d’avoir lieu le baptême.

C’est Félicie la marraine. Elle tient le délicieux bébé dans ses bras. Elle est émue et y aurait pas besoin de la secouer longtemps pour que des larmes lui tombent des paupières.

C’est Pinaud le parrain. Il marche au côté de m’man, solennel, guindé, gourmé, rasé de frais, vêtu de noir, cravaté de gris. Il a les lèvres veuves de tout mégot et, pour une fois nu-tête, il va, tel un diplomate britannique, son chapeau neuf à bord roulé à la main et s’en fouette le mollet.

Pour assumer son rôle, il tient, de son autre main, un peton du petit Apollon-Jules, afin de bien marquer qu’en qualité de parrain, il a des droits sur l’enfant.

Les parents suivent, rayonnants. Alexandre-Benoît et Berthe, bras dessus, bras dessous, beaux d’amour, ivres du seul orgueil qui soit tolérable : l’orgueil paternel. Car enfin ça y est. Oui, ça y est ! Que dis-je : ÇA Y EST ! Ce couple sur le retour a pu procréer à la limite du hors jeu. Quelques pratiques médicales sur la Bérurière, un traitement hormonal chez le Gros. La mise en application d’une position amoureuse propre généralement aux canins et en particulier aux lévriers, tous ces éléments conjugués aboutissent ce jour dans les bras de Félicie.

Apollon-Jules est né. Le voici, âgé de deux mois à peine, mais pesant seize livres déjà. Sorte de Gargantua vagissant. Le front plus bombé qu’un croissant de lune, inexplicablement rouquin, bigleux, mafflu, goitreux, adorablement obèse histoire de rendre un vibrant hommage à ses chers parents, le nez en coquille d’escargot, la bouche semblable à un bigarreau, les jambes torses because la graisse, les épaules musculeuses, modèle réduit de déménageur de pianos, voire de fort des Halles, il gigote dans sa vie neuve, le bougre, gueulant à tout-va, pissant à tout-va, déféquant davantage qu’il ne consomme tout en brandissant des poings agressifs qui, probablement, un jour, feront trembler bien des mâchoires, comme le dirait son géniteur.

Derrière le couple parental, il y a moi, donnant le bras à Mme Pinuche. Elle boitille à cause de son arthrite, ou de son arthrose, ou de sa décalcification, je ne sais. Tous les deux pas, elle s’arrête pour donner à son asthme un peu de répit.

Viennent ensuite Marie-Marie et son fiancé, le docteur Machegrin, homme jeune, beau et dynamique, et qui ne me paraît pas con du tout, ce qui me fait un tout petit peu chier, compte tenu de la jalousie qu’il m’inspire.

Mathias et sa femme ferment la marche. Une compagnie de C.R.S. des plus serviables a accepté de garder leurs dix-sept chiares, après avoir pris toutefois la précaution de placer les plus turbulents dans un parc clos de chevaux de frise.

Tiens ! Toinet a disparu. Serait-il devant notre groupe, tel l’alezan sauvage caracolant en tête du cortège ? Mais non, le voilà qui sort d’un confessionnal. Il brandit son appareil photo pour m’expliquer qu’il est allé changer de pellicule dans la sombre guitoune aux péchés.