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Il existait deux petits fauteuils dans la partie salon, ainsi qu’une table ronde fixée au plancher. Le Polonais en prit un et s’y laissa tomber d’un air las. Il devait trouver que son destin se mettait à emprunter tout à coup des itinéraires imprévus.

Quelques gravures anciennes représentant des bateaux du siècle passé ornaient les murs. Une vive clarté entrait par un hublot de fort diamètre.

Le dictateur en cavale rejeta la tête en arrière et se mit à admirer la marqueterie du plafond en bois des îles.

On frappa à la porte. Un serveur habillé d’un spencer blanc, pantalon noir, nœud papillon, entra, portant un plateau.

— Puis-je proposer des rafraîchissements à ces messieurs ? questionna-t-il avec un délicieux accent napolitain.

— Volontiers, fit le Polak. Pour moi, ce sera une vodka aux herbes avec beaucoup de glace.

— Et moi, un Bloody Mary, compléta Jean Dupont.

Le barman s’activa avec dextérité. Bientôt les breuvages demandés, servis d’abondance, furent à la disposition des passagers. Ils attendirent le départ du serveur avant de s’emparer de leurs boissons.

Le mercenaire porta un toast à son compagnon :

— Je lève mon verre à la réussite de vos projets, Excellence.

Nautik Toutanski l’imita :

— Pour ma part, je me contenterai de boire à votre santé, monsieur San-Antonio.

DEUXIÈME PARTIE

5

Y a des niaques qui prétendent « en rester comme deux ronds de flan » pour dire qu’ils sont sidérés. Drôle d’expression dont je ne vois pas très bien l’origine. Toujours est-il que, oui, j’avoue : me voilà comme deux ronds de flan. Ainsi, le Polonais savait qui j’étais ? Et ma pomme qui s’entourait de tant de précautions pour parvenir jusqu’à ce gus !

Mon air duglancon lui arrache un brin de sourire pour bourreau souffrant de la vésicule biliaire.

— J’avoue avoir du mal à comprendre, avoué-je-t-il.

— Vos deux compagnons se nomment respectivement : Alexandre-Benoît Bérurier et Jérémie Blanc. Vous constituez à vous trois une espèce d’élite policière vouée aux cas les plus délicats.

— Merci de cette appréciation élogieuse, monsieur Toutanski. Seriez-vous assez généreux pour étancher ma curiosité ?

— Naturellement. D’ailleurs l’affaire est simple : je ne recrute jamais un homme sans voir préalablement sa photographie. Certes les vôtres étaient quelque peu retouchées, insuffisamment néanmoins puisque je vous ai reconnus.

— Et vous nous avez engagés malgré tout ?

— Vous constituiez ma seule planche de salut : je n’étais pas de force à tenir tête longtemps au sultan Mormoilebrac. Ce salaud, oublieux des services éminents que je lui ai rendus, n’a qu’une idée en tête : me capturer pour me faire subir des supplices délicats avant de m’éliminer. Et fuir, il n’y fallait pas songer, des gens à lui contrôlent l’aéroport. Non, vraiment, c’est la Providence qui vous envoie. Vous savez comment il s’y prenait pour décimer mes hommes malgré notre vigilance, l’eau analysée et tout ?

— Des pastilles empoisonnées dans le pommeau des douches. À l’arrivée, la flotte était saine, mais elle cessait de l’être en arrosant les gars. Vous en avez réchappé car vous ne preniez que des bains.

Il s’octroie une gorgée de vodka capable de neutraliser une épidémie de peste bubonique.

— Voyez-vous, ajoute cet être d’exception, toute ma vie j’ai bénéficié de l’assistance divine, ce qui m’a permis de sortir des pires dangers. Ma sainte mère affirmait que je suis né coiffé, vous comprenez ce que cela signifie ?

— Tout à fait. Ne prétend-on pas que Napoléon l’était ?

Nous restons un moment sans échanger de pensées susceptibles de mettre en cause le destin de l’humanité.

— Naturellement, murmure l’ancien tyran, reste la question subsidiaire : que comptez-vous faire de moi ?

— Un dictateur en retraite, le plus vite possible.

— Ce louable projet est subordonné à quoi ?

— Devinez !

— Je ne vois pas, assure Nautik Toutanski.

— Parce que vous n’avez pas encore abordé le problème à tête reposée, rétorqué-je avec une paisibilité qui flanquerait la jaunisse à un Indien comanche et la rougeole à un Chinois.

— Vous parlez par énigmes ! riposte le Polak d’un air mauvais.

Je le visionne au fin fond de ses prunelles cancrelates. Lui décoche une mimique méprisante, puis me lève pour aller frapper du poing à la cloison séparant notre cabine de celle des mes honorés collaborateurs. Illico, Bibendum et Blanche-Neige se pointent (d’asperges).

— Le moment est venu de procéder à l’installation de Son Excellence, leur dis-je.

M. Blanc ressort et réapparaît presque tout de suite, nanti d’une mallette métallique qu’il dépose près d’un anneau rivé dans le plancher. Agenouillé devant ladite, il en extrait du matériel qu’il se met à répertorier en grande conscience. Il sélectionne quelques outils et s’approchant de Toutanski, lui déclare :

— Nous allons rebrousser les siècles, Excellence, et revenir à l’époque des galères. J’ai pour mission de vous mettre des fers aux chevilles ; vous le verrez, ceux-ci sont garnis de cuir afin de ne pas vous blesser. Veuillez vous déchausser.

Le Polonais ne bronche pas. Une intense surprise déforme ses traits. Je suis prêt à te parier le salut de César contre la bicyclette à Jules, qu’il commence à se poser des questions engendreuses de méditations moroses.

Agacé par son immobilité, Béru, qui se trouve à sa portée, lui vote un bourre-pif mettant à mal sa cloison nasale.

— On t’a dit d’ poser tes pompes, Ducon ! Faut quoive pou’ qu’ tu comprendes ?

Le prisonnier (autant appeler les gens par leur nom) demeure impavide. Ce que constatant, l’Obèse lui arrache ses groles des pinceaux, sans les délacer.

Quelques minutes plus tard, le ci-devant maître de l’île est assujetti à la condition du Masque de Fer, à cela près qu’il ne porte pas de masque.

— Êtes-vous sûrs de toujours appartenir à la Police française ? me demande-t-il. J’ignorais qu’elle usât de pareils moyens.

— Ça dépend des clients, rétorque Bérurier. D’alieurs on est en vacances.

Toutanski prend le parti de l’oublier. Se tournant vers moi, il questionne :

— Vous pouvez me résumer la situation, San-Antonio ?

— Elle est des plus simples : vous resterez ici jusqu’à ce que vous preniez la décision de parler.

— Pour dire quoi ?

— Ce que j’ai besoin d’entendre.

— Je n’ai rigoureusement rien à dire ; nous perdons tous notre temps.

— J’attendrai vos confidences.

— Je n’en ai pas à faire.

— Aujourd’hui peut-être. Mais demain ? Mais dans huit ou quinze jours ? Mais dans six mois ? Mais dans un an ? Notre patience est sans limites, sachez-le bien.

— Ce bateau sera rouillé et vermoulu avant que je vous déclare quoi que ce soit puisque je n’ai rien à vous confier.

— Nous vous trouverons alors une autre retraite.

Ma voix est unie, ferme. Mon regard tranquille ne lâche pas le sien et j’y vois nettement la profonde haine que je lui inspire.

— Singulière situation, fait-il paisiblement.

Il quitte sa chaise pour aller s’allonger sur sa couchette. Sa chaîne le lui permet. Elle est étudiée pour.

6

Le commandant Arrighi est un hôte discret. Aucune allusion à notre pensionnaire. Le repas de midi nous est servi sur le pont, celui du soir au salon. Chaque fois, il vient trinquer avec nous, parle de notre navigation, du temps qu’il fait, de celui qui est prévu. Ensuite il se retire, soit pour gagner le poste de pilotage, soit pour s’enfermer dans sa cabine. Ce mec-là doit avoir un hobby, voire un vice, car il est avare de ses heures de liberté. Pourtant, il ne paraît pas dépendant d’une tare, telle que la drogue ou l’alcool. On le sent parfaitement maître de soi.