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— Alors, Gros, je murmure, qu’est-ce qu’on raconte de neuf ?

Il soupire :

— Le temps va changer : mes cors me font mal !

CHAPITRE II

C’est devant deux grands blancs-cassis que nous étudions les photos de Luebig. Franchement, c’est un mec qui pourrait traverser votre salle à manger à l’heure du repas sans que vous songiez à lui jeter un coup d’œil. Il est terne, sans importance collective. À voir cette photo, on ne pourrait jamais croire que le mec qu’elle représente a été une épée de l’Allemagne hitlérienne ! Sans hésiter, vous le classeriez dans les navetons de l’existence : ceux qui mettent des ceintures de flanelle et qui se lavent les pieds dans une bassine les veilles de première communion !

— Une vraie cloche ! souligne Bérurier qui s’y connaît.

J’étudie le portrait.

— Apparemment, oui, dis-je… Seulement, on ne peut pas se prononcer…

— Pourquoi, bonne pomme ?

— Parce qu’on ne lui voit pas les yeux. Je te parie une figure de proue contre une figure de c… que, chez ce gnacouet, tout se tient dans les carreaux. Rien dans les mains, rien dans les poches !

— Rien dans les poches, excepté un Mauser grand comme ça, émet Bérurier…

Il vide son glass, torche son mufle d’un revers de coude et demande :

— Entre nous et une glace à la framboise, t’as une idée du comment qu’on va le retrouver, ce zigoto ?

— Non, fais-je loyalement… pas la moindre… Et toi ?

Je rigole parce que des idées, Bérurier n’en n’a jamais eu et n’en n’aura jamais… Je veux dire des bonnes.

— On remet ça ? propose-t-il… J’ai pas pu le savourer, ce blanc, en regardant la gueule du gars… Et puis, d’abord, il était cassé !

Il rit lourdement comme un bombardier qui décolle.

— Le Bourget, il y a quatorze jours, murmure-t-il, tu parles qu’il a eu le temps de voir Naples et de mourir, le copain ! Quatorze jours à notre époque, ça laisse du temps pour voyager…

Je ne réponds pas, car je suis anéanti par cette tâche de titan.

Sincère, les potes, j’ai au départ le coup de pompe. Ce que le Vieux nous demande est presque impossible… Vous vous rendez compte d’un turbin ? Retrouver un mec qui se trouvait dans une foule il y a deux semaines sans rien savoir de lui depuis dix ans ! Un mec rayé de l’état civil…

Le second blanc ne parvient pas à tisonner mon abattement. Je soupire.

— Fais pas cette bouille ! implore Bérurier, ça me file le bourdon rien que de te regarder. On va aviser… Et puis, si on le retrouve pas, Luebig, il ira se faire cuire un œuf, tu n’es pas d’avis ?

À mes yeux réprobateurs, il voit que je ne suis pas d’avis. Vous allez dire que je suis glandouillard, mais qu’est-ce que vous voulez, j’ai horreur des défaitistes.

— Tu ferais mieux d’aller vendre du coton à repriser de porte en porte, grommelé-je… Si t’as cette conception du turbin, Gros, t’es bonnard pour la retraite anticipée.

Il rougit et, confus, murmure :

— Tu sais bien que je plaisante, San-Antonio. On n’a jamais eu à me reprocher des galoups dans mon turbin, non ?

Je me radoucis.

— Non…

Satisfait, il s’épanouit.

— Voyons, fais-je, commençons par le commencement. Que sait-on d’effectif ?

— Il est Allemand, dit Bérurier…

— Oui…

— D’après les renseignements, il parle couramment sept langues, dont le français. C’était un spécialiste de la baignoire… Il aimait les femmes et en changeait souvent…

Je hoche la tête…

— D’accord, mais c’est pas lerche comme tuyaux…

— Attends, fait le Gros, on a un détail plus récent et sans doute très important…

— Lequel ?

— Ben… Il s’intéresse aux avions, Luebig, à ce qu’il y paraît ?

Je fais claquer mes doigts.

— À te voir, Béru, je murmure, on aurait tendance à te prendre pour une portion de choucroute ; mais à t’entendre, on croirait presque que la choucroute est capable de penser…

* * *

Tout l’après-midi de cette journée mémorable nous cavalons dans les centres aéronautiques en brandissant la photo de Luebig sous les yeux de tous les gens que nous rencontrons…

Mais le soir venu, nous nous retrouvons avec des mines allongées comme les portraits du Gréco. Ça n’a rien donné. Il semble que personne, en France, n’ait aperçu l’Allemand ressuscité, en tout cas personne ne l’a remarqué. Probable que s’il s’intéresse aux avions, c’est uniquement comme spectateur…

Assez déprimés, nous nous serrons la louche en nous disant : « À demain. »

Je regagne mon pavillon de Saint-Cloud mornement, mécontent de moi et des autres.

Félicie, ma brave femme de mère, m’accueille avec un sourire large de soixante-cinq centimètres. Il est rare que je rentre pour dîner, du moins à des heures régulières.

— Ça ne va pas ? s’inquiète-t-elle soudain en s’avisant de ma bobine catastrophée.

— Ça pourrait mieux aller…

Nous nous mettons à table afin de consommer son veau marengo. Comme j’ai besoin de parler, je lui bonnis la mission dont je suis chargé.

Elle m’écoute gravement, comme si j’étais la voisine d’en face et que je lui raconte la rubéole de mon petit dernier.

Puis elle hoche la tête et se remet à mastiquer silencieusement. Je me dis qu’elle est bien bonne de prendre cet air tendu. Probable qu’elle fait semblant de compatir. En réalité, elle pense à la nouvelle recette des œufs pochés princesse qu’elle a lue dans le France-Soir d’hier…

Les femmes, qu’il s’agisse de vos vioques ou de vos nanas, sont toutes les mêmes. Vos affaires, elles s’en tamponnent la coquille. Ce qui importe pour elles, ce sont leurs petites couenneries. Pour les jeunes, c’est le nouveau hâle solaire ; pour les vioques, les dernières laines de la Redoute ! On n’y peut rien, c’est le genre humain qui est commak. Si vous avez des réclamations à formuler, prière de les adresser sur carte postale à M. le Créateur dans le secteur Azur.

Soudain, Félicie pose son couteau sur le bord de son assiette. Elle boit une gorgée d’eau minérale et se mordille l’ongle du pouce droit.

— En somme, fait-elle, cet homme est introuvable parce qu’il n’est pas descendu dans un hôtel. De deux choses l’une : ou il a un appartement particulier, ou il n’était que de passage en France.

— Voilà, conclus-je, un rien sardonique, mais content cependant de voir Félicie s’intéresser à mon cas.

— S’il a un domicile particulier, peut-être le partage-t-il avec quelqu’un… Une femme, puisqu’il les aime, dis-tu…

Là elle rougit comme doit le faire une honnête femme.

— Oui, c’est possible, et même probable, car c’est là une habitude dont on ne se défait pas facilement.

Elle continue.

— Un meeting d’aviation a lieu un dimanche, n’est-ce pas ?

— En général…

— Or, un couple ne se sépare pas un dimanche, toujours en général, ajoute-t-elle en souriant.

Je fronce les sourcils, ne pigeant toujours pas où elle veut en venir. Mon incompréhension l’afflige. Elle se dit que son superman de fils est en réalité le roi des bouchés à l’émeri.

— Continue, M’man…

— Je veux dire, fait-elle, se demandant si son raisonnement est valable, je veux dire, Tonio, que cet homme était peut-être en compagnie d’une femme à ce meeting. Vous n’avez regardé que sa figure à lui sur le film, mais il y avait peut-être à ses côtés quelqu’un d’autre… Quelqu’un qu’il serait des fois plus facile de retrouver que lui.