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Il était tard quand ils se retirèrent. Nous allions sortir pour rejoindre les amis de Cornélius, quand nous fûmes retenus par l’arrivée de Zanam. Il devait être au courant des derniers événements, car il me salua très bas. Il cherchait Zira, pour lui dire que tout n’allait pas pour le mieux dans son service. Furieuse de mon absence prolongée, Nova menait un grand tapage. Sa nervosité avait gagné tous les autres captifs et aucun coup de pique ne pouvait les calmer.

« J’y vais, dit Zira. Attendez-moi ici. »

Je lui lançai un coup d’œil suppliant. Elle hésita, puis haussa les épaules.

« Accompagne-moi si tu veux, dit-elle. Après tout, tu es libre et tu sauras peut-être la calmer mieux que moi. »

Je pénétrai à son côté dans la salle des cages. Les prisonniers se calmèrent dès qu’ils m’aperçurent et un silence curieux succéda au tumulte. Ils me reconnaissaient certainement malgré mes habits et semblaient comprendre qu’ils étaient en présence d’un événement miraculeux.

Je me dirigeai en tremblant vers la cage de Nova ; la mienne. Je m’approchai d’elle ; je lui souris ; je lui parlai. J’eus un moment l’impression nouvelle qu’elle suivait ma pensée et qu’elle allait me répondre. Cela était impossible, mais ma simple présence l’avait calmée, comme les autres. Elle accepta un morceau de sucre que je lui tendis et le dévora pendant que je m’éloignais, le cœur gros.

De cette soirée, qui eut lieu dans un cabaret à la mode – Cornélius avait décidé de m’imposer d’un coup à la société simienne puisque, aussi bien, j’étais maintenant destiné à vivre parmi elle – j’ai gardé un souvenir confus et assez troublant.

La confusion venait de l’alcool que j’ingurgitai dès mon arrivée et auquel mon organisme n’était plus accoutumé. L’effet troublant était une sensation insolite, qui devait s’emparer de moi en bien d’autres occasions par la suite. Je ne pourrais mieux la décrire que comme un affaiblissement progressif dans mon esprit de la nature simienne des personnages qui m’entouraient, au bénéfice de leur fonction ou du rôle qu’ils tenaient dans la société. Le maître d’hôtel, par exemple, qui s’approcha avec obséquiosité pour nous diriger vers notre table, je voyais en lui le maître d’hôtel seulement et le gorille avait tendance à s’estomper. Telle vieille guenon outrageusement fardée s’effaçait devant la vieille coquette et, quand je dansais avec Zira, j’oubliais complètement sa condition pour ne plus sentir dans mes bras que la taille d’une danseuse. L’orchestre de chimpanzés n’était plus qu’un orchestre banal et les élégants singes du monde qui faisaient des traits d’esprit autour de moi devenaient de simples gens du monde.

Je n’insisterai pas sur la sensation que ma présence suscita parmi ceux-ci. J’étais le point de mire de tous les regards. Je dus donner des autographes à de nombreux amateurs et les deux gorilles que Cornélius avait eu la prudence d’amener eurent fort à faire pour me défendre contre un tourbillon de guenons de tout âge, qui se disputaient l’honneur de trinquer ou de danser avec moi.

La nuit était fort avancée. J’étais à demi ivre quand la pensée du professeur Antelle me traversa l’esprit. Je me sentis submergé par un noir remords. Je n’étais pas loin de verser des pleurs sur ma propre infamie, en songeant que j’étais là à m’amuser et à boire avec des singes, quand mon compagnon se morfondait sur la paille, dans une cage.

Zira me demanda ce qui m’attristait. Je le lui dis. Cornélius m’apprit alors qu’il s’était enquis du professeur et que celui-ci était en bonne santé. Rien ne s’opposerait, maintenant, à sa mise en liberté. Je proclamai avec force que je ne pouvais attendre une minute de plus avant de lui apporter cette nouvelle.

« Après tout, admit Cornélius après avoir réfléchi, on ne peut rien vous refuser un jour pareil. Allons-y. Je connais le directeur du Zoo. »

Nous quittâmes tous trois le cabaret et nous nous rendîmes au jardin. Le directeur, réveillé, s’empressa. Il connaissait mon histoire. Cornélius lui apprit la véritable identité d’un des hommes qu’il détenait dans une cage. Il n’en pouvait croire ses oreilles mais ne voulait rien me refuser, lui non plus. Il faudrait évidemment attendre le jour et remplir quelques formalités pour qu’il pût libérer le professeur, mais rien ne s’opposait à notre entretien immédiat. Il s’offrit à nous accompagner.

Le jour se levait quand nous arrivâmes devant la cage où l’infortuné savant vivait comme une bête, au milieu d’une cinquantaine d’hommes et de femmes. Ceux-ci dormaient encore, assemblés par couples ou par groupes de quatre ou cinq. Ils ouvrirent les yeux dès que le directeur donna de la lumière.

Je ne fus pas long à découvrir mon compagnon. Il était allongé sur le sol comme les autres, recroquevillé contre le corps d’une fille, assez jeune, me sembla-t-il. Je frémis en le voyant ainsi et m’attendris par la même occasion sur l’abjection à laquelle j’avais été, moi aussi, réduit pendant quatre mois.

J’étais si bouleversé que je ne pouvais parler. Les hommes, à présent éveillés, ne manifestaient guère de surprise. Ils étaient apprivoisés et bien dressés ; ils commencèrent à exécuter leurs tours habituels, dans l’espoir de quelque récompense. Le directeur leur jeta des débris de gâteau. Il y eut aussitôt des bousculades et des bagarres comme dans la journée, tandis que les plus sages prenaient leur position favorite, accroupis près de la grille, tendant une main implorante.

Le professeur Antelle imita ceux-ci. Il s’approcha aussi près que possible du directeur et mendia une friandise. Ce comportement indigne me causa un malaise profond, qui se transforma bientôt en une angoisse insupportable. Il était à trois pas de moi ; il me regardait et ne semblait pas me reconnaître. En vérité, son œil, si vivifiant autrefois, avait perdu toute flamme et suggérait le même néant spirituel que celui des autres captifs. Je n’y découvrais avec terreur qu’un peu d’émoi, le même, exactement le même que suscitait la présence d’un homme habillé parmi les captifs.

Je fis un violent effort et réussis enfin à parler pour dissiper ce cauchemar.

« Professeur, dis-je, maître, c’est moi, Ulysse Mérou. Nous sommes sauvés. Je suis venu vous l’annoncer…»

Je m’arrêtai, interdit. Au son de ma voix, il avait eu le même réflexe que les hommes de la planète Soror. Il avait brusquement tendu le cou et esquissé un pas de retraite.

« Professeur, professeur Antelle, insistai-je, éploré ; c’est moi, moi, Ulysse Mérou, votre compagnon de voyage. Je suis libre et dans quelques heures vous le serez aussi. Les singes que vous voyez là sont nos amis. Ils savent qui nous sommes et nous accueillent comme des frères. »

Il ne répondit pas une parole. Il ne manifesta pas la moindre compréhension ; mais, d’un nouveau mouvement furtif, semblable à celui d’une bête apeurée, il se recula un peu plus.

J’étais désespéré et les singes paraissaient fort intrigués. Cornélius fronçait le sourcil, comme lorsqu’il cherchait la solution d’un problème. Il me vint à l’esprit que le professeur, effrayé par leur présence, pouvait fort bien simuler l’inconscience. Je leur demandai de s’éloigner et de me laisser seul avec lui, ce qu’ils firent de bonne grâce. Quand ils eurent disparu, je tournai autour de la cage, pour m’approcher du point où le savant s’était réfugié et je lui parlai de nouveau.