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— En tout cas, je crois que nous pouvons être tranquilles pour l’invasion des Indes, sir, dit en riant le capitaine Reeves, si, comme ils le prétendent, leur ligne doit servir à cela… Le pont de la rivière Kwaï n’est pas encore prêt à supporter leurs trains ! »

Le colonel Nicholson suivait sa propre pensée et ses yeux bleus fixèrent ses collaborateurs.

« Gentlemen, dit-il, je crois qu’il nous faudra à tous beaucoup de fermeté pour reprendre nos hommes en main. Ils ont contracté avec ces barbares des habitudes de laisser-aller et de paresse incompatibles avec leur condition de soldats anglais. Il y faudra de la patience aussi, et du tact, car ils ne peuvent pas être tenus directement responsables de cet état de choses. L’autorité leur est nécessaire, et il n’y en avait pas. Les coups ne peuvent pas la remplacer. Ce que nous avons vu en est une preuve… De l’agitation désordonnée, mais rien de positif. Ces Asiatiques ont démontré eux-mêmes leur incompétence en matière de commandement. »

Il y eut un silence pendant lequel les deux officiers s’interrogèrent intérieurement sur la signification réelle de ces paroles. Elles étaient claires. Ce langage ne dissimulait aucun sous-entendu. Le colonel Nicholson parlait avec son habituelle droiture. Il réfléchit encore profondément et reprit :

« Je vous recommande donc, comme je le ferai à tous les officiers, un effort de compréhension dans les débuts. Mais dans aucun cas notre patience ne devra aller jusqu’à la faiblesse, ou alors nous sombrerions bientôt aussi bas que ces primitifs. Je parlerai d’ailleurs moi-même aux hommes. Dès aujourd’hui, nous devons corriger les fautes les plus choquantes. Les hommes ne doivent évidemment pas s’absenter du chantier au moindre prétexte. Les caporaux doivent répondre sans hésitation aux questions qu’on leur pose. Je n’ai pas besoin d’insister sur la nécessité de réprimer fermement toute velléité de sabotage ou de fantaisie. Une voie ferrée doit être horizontale, et non pas présenter des montagnes russes, comme vous l’avez dit très justement, Reeves… »

Deuxième partie

1.

À Calcutta, le colonel Green, chef de la Force 316, relisait attentivement un rapport qui lui était parvenu, après avoir suivi une filière compliquée, enrichi des commentaires écrits par une demi-douzaine de services occultes, militaires ou assimilés. La Force 316 (« Plastic & Destructions Co. Ltd », comme l’appelaient les initiés) n’avait pas encore atteint le développement qu’elle devait prendre, en Extrême-Orient, à la fin de la guerre, mais elle s’occupait déjà avec activité, amour, et dans un but précis, des installations japonaises dans les pays occupés de Malaisie, de Birmanie, de Thaïlande et de Chine. Elle tâchait à remplacer la faiblesse de ses moyens par l’audace de ses exécutants.

« C’est bien la première fois que je les vois tous d’accord, dit à voix basse le colonel Green. Nous devons tenter quelque chose. »

La première partie de cette remarque était faite à l’adresse des nombreux services secrets, avec lesquels la Force 316 devait obligatoirement collaborer, qui, séparés par des cloisons étanches, jaloux de conserver le monopole de leurs procédés, aboutissaient souvent à des conclusions contradictoires. Cela mettait en rage le colonel Green, qui devait établir un plan d’action d’après les informations reçues. – L’« action » était le domaine de la Force 316 ; le colonel Green ne consentait à s’intéresser aux théories et aux discussions que dans la mesure où celles-ci convergeaient vers elle. Il était même connu pour exposer cette conception à ses subordonnés au moins une fois par jour. – Il lui fallait passer une partie de son temps à essayer de dégager la vérité des rapports en tenant compte, non seulement des renseignements eux-mêmes, mais aussi des tendances psychologiques des différents organismes émetteurs (optimisme, pessimisme, velléité de broder inconsidérément sur les faits ou, au contraire, incapacité totale d’interprétation).

Une place spéciale était réservée dans le cœur du colonel Green pour le vrai, le grand, le fameux, l’unique « Intelligence Service », qui, se considérant comme d’essence purement spirituelle, refusait systématiquement de collaborer avec le corps exécutif, s’enfermait dans une tour d’ivoire, ne laissait voir ses documents les plus précieux à aucun être capable d’en tirer parti, sous prétexte qu’ils étaient trop secrets, et les rangeait soigneusement dans un coffre-fort. Ils restaient là pendant des années jusqu’à ce qu’ils fussent devenus inutilisables – plus précisément, jusqu’à ce que, la guerre finie depuis longtemps, un des grands patrons éprouvât le besoin d’écrire ses mémoires avant de mourir, de se confier à la postérité, et de révéler à la nation éblouie combien, à telle date et en telle circonstance, le service avait été subtil en pénétrant le plan complet de l’ennemi : le point et l’époque où celui-ci devait frapper avaient été déterminés à l’avance avec une grande précision. Ces pronostics étaient rigoureusement exacts, puisque ledit ennemi avait effectivement frappé dans ces conditions, et avec le succès qui avait été également prévu.

Telle était du moins la façon de voir, peut-être un peu excessive, du colonel Green, qui n’appréciait pas la théorie de l’art pour l’art en matière de renseignements. Il grommela une remarque incompréhensible en songeant à quelques aventures précédentes ; puis, devant la précision et le miraculeux accord des renseignements dans le cas présent, il se sentit presque chagrin de devoir reconnaître que les services avaient accompli, cette fois-ci, une besogne utile. Il se consola en concluant, avec une certaine mauvaise foi, que les informations contenues dans le rapport étaient depuis longtemps connues dans toutes les Indes. Enfin, il les résuma et les classa dans sa tête, songeant à les utiliser.

« Le railway de Birmanie et de Thaïlande est en cours de construction. Soixante mille prisonniers alliés amenés par les Japonais servent de main-d’œuvre et y travaillent dans d’effroyables conditions. Malgré de terribles pertes, il est à prévoir que l’ouvrage, d’une importance considérable pour l’ennemi, sera achevé dans quelques mois. Ci-joint un tracé approximatif. Il comporte plusieurs traversées de rivières sur des ponts en bois… »

À ce point de sa récapitulation mentale, le colonel Green sentit toute sa bonne humeur revenue et eut un demi-sourire de satisfaction. Il poursuivit :

« Le peuple thaï est très mécontent de ses protecteurs, qui ont réquisitionné le riz et dont les soldats se conduisent comme en pays conquis. En particulier, les paysans sont très surexcités dans la région du railway. Plusieurs officiers supérieurs de l’armée de Thaïlande, et même quelques membres de la cour royale, ont pris secrètement contact avec les Alliés et sont prêts à appuyer à l’intérieur une action antijaponaise, pour laquelle de nombreux partisans sont volontaires. Ils demandent des armes et des instructeurs.

« Il n’y a pas à hésiter, conclut le colonel Green. Il faut que j’envoie une équipe dans la région du railway. »

Sa décision prise, il réfléchit longuement aux diverses qualités que devrait posséder le chef de cette expédition. Après de laborieuses éliminations, il convoqua le commandant Shears, ancien officier de cavalerie, passé dans la Force 316 dès la fondation de cette institution spéciale, et même un de ses promoteurs. Ce corps n’avait vu le jour que grâce à des initiatives individuelles acharnées, soutenues sans enthousiasme par quelques rares autorités militaires. Shears était récemment arrivé d’Europe, où il avait mené à bien plusieurs missions délicates, quand le colonel Green eut une longue entrevue avec lui. Il lui communiqua tous ses renseignements et lui traça les grandes lignes de sa mission.