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Ce furent de simples soldats, ne parlant aucune langue du monde civilisé, qui se présentèrent les premiers. Le colonel Nicholson n’avait pas bougé. Puis, un sous-officier était arrivé avec un camion, faisant signe aux Anglais de placer leurs armes dans le véhicule. Le colonel avait interdit à sa troupe de faire un mouvement. Il avait réclamé un officier supérieur. Il n’y avait pas d’officier, ni subalterne ni supérieur, et les Japonais ne comprenaient pas sa demande. Ils s’étaient fâchés. Les soldats avaient pris une attitude menaçante, tandis que le sous-officier poussait des hurlements rauques en montrant les faisceaux. Le colonel avait ordonné à ses hommes de rester sur place, immobiles. Des mitraillettes avaient été pointées sur eux, pendant que le colonel était bousculé sans aménité. Il était resté impassible et avait renouvelé sa requête. Les Anglais se regardaient avec inquiétude, et Clipton se demandait si leur chef allait les faire tous massacrer par amour des principes et de la forme, quand, enfin, une voiture chargée d’officiers japonais avait surgi. L’un d’eux portait les insignes de commandant. Faute de mieux, le colonel Nicholson avait décidé de se rendre à lui. Il avait fait mettre sa troupe au garde-à-vous. Lui-même avait salué réglementairement, et, détachant de sa ceinture son étui à revolver, l’avait tendu d’un geste noble.

Devant ce cadeau, le commandant, épouvanté, avait d’abord eu un mouvement de recul ; puis il avait paru fort embarrassé ; finalement, il avait été secoué d’un long éclat de rire barbare, imité bientôt par ses compagnons. Le colonel Nicholson avait haussé les épaules et pris une attitude hautaine. Il avait cependant autorisé ses soldats à charger les armes dans le camion.

Pendant la période qu’il avait passée dans un camp de prisonniers, près de Singapour, le colonel Nicholson s’était donné pour tâche de maintenir la correction anglo-saxonne en face de l’activité brouillonne et désordonnée des vainqueurs. Clipton, qui était resté près de lui, se demandait déjà à cette époque s’il fallait le bénir ou le maudire.

À la suite des ordres qu’il avait donnés, pour confirmer et amplifier de son autorité les instructions japonaises, les hommes de son unité se conduisaient bien et se nourrissaient mal. Le looting, ou chapardage des boîtes de conserve et autres denrées alimentaires, que les prisonniers des autres régiments parvenaient parfois à pratiquer dans les faubourgs bombardés de Singapour, malgré les gardes et souvent avec leur complicité, apportait un supplément précieux aux maigres rations. Mais ce pillage n’était, en aucune circonstance, toléré par le colonel Nicholson. Il faisait faire par ses officiers des conférences où était flétrie l’indignité d’une telle conduite, et où était démontré que la seule façon pour le soldat anglais d’en imposer à ses vainqueurs temporaires était de leur donner l’exemple d’un comportement irréprochable. Il faisait contrôler l’obéissance à cette règle par des fouilles périodiques, plus inquisitrices que celles des sentinelles.

Ces conférences sur l’honnêteté que doit observer le soldat en pays étranger n’étaient pas les seules corvées qu’il imposait à son régiment. Celui-ci n’était pas accablé de travail à cette époque, les Japonais n’ayant entrepris aucun aménagement important dans les environs de Singapour. Persuadé que l’oisiveté était préjudiciable à l’esprit de la troupe, et dans son inquiétude de voir baisser le moral, le colonel avait organisé un programme d’occupation des loisirs. Il obligeait ses officiers à lire et à commenter aux hommes des chapitres entiers du règlement militaire, faisait tenir des séances d’interrogation et distribuait des récompenses sous forme de satisfecit signés par lui. Bien entendu, l’enseignement de la discipline n’était pas oublié dans les cours. Il y était périodiquement insisté sur l’obligation pour le subalterne de saluer son supérieur, même à l’intérieur d’un camp de prisonniers. Ainsi, les private, qui devaient par-dessus le marché saluer tous les Japonais, sans distinction de grade, risquaient à chaque instant, s’ils oubliaient les consignes, d’une part les coups de pied et les coups de crosse des sentinelles, d’autre part les remontrances du colonel et des punitions infligées par lui, pouvant aller jusqu’à plusieurs heures de station debout pendant les repos.

Que cette discipline spartiate eût été en général acceptée par les hommes, et qu’ils se fussent ainsi soumis à une autorité qui n’était plus étayée par aucun pouvoir temporel, émanant d’un être exposé lui aussi aux vexations et aux brutalités, c’était ce qui faisait parfois l’admiration de Clipton. Il se demandait s’il fallait attribuer leur obéissance à leur respect pour la personnalité du colonel, ou bien à quelques avantages dont ils bénéficiaient grâce à lui ; car il était indéniable que son intransigeance obtenait des résultats, même avec les Japonais. Ses armes, vis-à-vis de ceux-ci, étaient son attachement aux principes, son entêtement, sa puissance à se concentrer sur un point précis jusqu’à ce qu’il eût obtenu satisfaction, et le Manual of Military Law, contenant la convention de Genève et celle de La Haye, qu’il mettait calmement sous le nez des Nippons lorsque quelque infraction à ce code de lois internationales était commise par eux. Son courage physique et son mépris absolu des violences corporelles étaient aussi certainement pour beaucoup dans son autorité. En plusieurs occasions, lorsque les Japonais avaient outrepassé les droits écrits des vainqueurs, il ne s’était pas contenté de protester. Il s’était interposé personnellement. Il avait été une fois brutalement frappé par un garde particulièrement féroce, dont les exigences étaient illégales. Il avait fini par obtenir gain de cause, et son agresseur avait été puni. Alors, il avait renforcé son propre règlement, plus tyrannique que les fantaisies nippones.

« L’essentiel, disait-il à Clipton, lorsque celui-ci lui représentait que les circonstances autorisaient peut-être une certaine aménité de sa part, l’essentiel, c’est que les garçons sentent qu’ils sont toujours commandés par nous, et non par ces singes. Tant qu’ils seront entretenus dans cette idée, ils seront des soldats et non pas des esclaves. »

Clipton, toujours impartial, convenait que ces paroles étaient raisonnables, et que la conduite de son colonel était toujours inspirée par d’excellents sentiments.

2.

Les mois passés au camp de Singapour se rappelaient maintenant aux prisonniers comme une ère de félicité, et ils les regrettaient avec des soupirs, quand ils considéraient leur présente condition dans cette région inhospitalière de Thaïlande. Ils étaient arrivés là, après un interminable voyage en chemin de fer à travers toute la Malaisie, suivi d’une marche épuisante, au cours de laquelle, affaiblis déjà par le climat et le manque de nourriture, ils avaient abandonné peu à peu, sans espoir de les retrouver, les pièces les plus lourdes et les plus précieuses de leur misérable équipement. La légende déjà créée autour de la voie ferrée qu’ils devaient construire ne les rendait pas optimistes.

Le colonel Nicholson et son unité avaient été déplacés un peu après les autres, et le travail était déjà commencé lorsqu’ils étaient arrivés en Thaïlande. Après la harassante marche à pied, les premiers contacts avec les nouvelles autorités japonaises avaient été peu encourageants. À Singapour, ils avaient eu affaire avec des soldats qui, après la première intoxication du triomphe et à part quelques manifestations assez rares de primitive sauvagerie, ne s’étaient pas montrés beaucoup plus tyranniques que des vainqueurs occidentaux. Différente paraissait être la mentalité des officiers désignés pour encadrer les prisonniers alliés tout au long du railway. Dès le premier abord, ils s’étaient révélés de féroces gardes-chiourme, prêts à se muer en sadiques tortionnaires.