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San-Antonio

Mange et tais-toi !

CHAPITRE PREMIER

(PUISQU'IL EN FAUT BIEN UN)

Au moment où je pénètre dans ce bureau de la grande volière qui sent si bon l'étable, la pipe froide et les pieds chauds, le plus attendrissant des spectacles s'offre à mes yeux blasés : celui de Béru endormi, la tête posée sur son chapeau écrasé, comme un potiron accroupi sur ses feuilles.

Le Gros roupille aussi profondément que les habitants d'Orly un matin où il y a grève totale du personnel navigant.

Chose curieuse, suspecte même, il ne ronfle pas. Pinaud, l’ineffable Pinaud, veille sur ce valeureux sommeil en tétant un mégot désaffecté que la Régie des Tabacs s’appprête à faire classer monument historique. Il est en manches de chemise, Pinuche, avec de larges bretelles rouges sur lesquelles est peint un motif bizarre. Il a ôté sa cravate because la chaleur et son vieux cou de dindon étique paraît d'une étroitesse affolante. Sa pomme d'Adam pointe comme s'il venait d'avaler de travers un as de pique. Quelques poils blanchâtres frisent sans conviction sur sa poitrine en caisse d'horloge. Le fossile a conservé son bada, car Pinaud sans chapeau, c'est comme une Rolls-Royce sans son bouchon de radiateur : ça perd tout prestige.

— T’as pas trop chaud ? s'inquiète-t-il obligeamment.

— Le trop n'est pas mesurable, rétorqué-je en posant ma veste de lin blanc aussi immaculée qu'une première communiante sur la face nord du mont Blanc. Disons que j'ai chaud…

La Vieillasse s'évente à l'aide d'un indicateur d'Air France dont le bleu-huit-mille-mètres ennoblit la rétine.

Je m'approche de mon aimable collègue pour admirer de plus près ses époustouflantes bretelles.

— Où as-tu déniché ces lance-pierres, Pinuchet ? je lui demande en tirant sur les sustentes de son cache-misère.

— C'est un cadeaux pour la fête des pères, révèle la chère Guenille.

De saisissement, je lâche la bretelle. Ça fait un bruit de contrebasse qu'on hisserait dans un escalier en colimaçons. Pinaud en crache son mégot égyptien, toussote et proteste en respirant bas :

— Ça fait mal.

Je ne perds pas de temps en excuses.

— La fête des pères ! Mais t'as pas de môme, dis, improductif !

Il soupire :

— Je sais bien ; Mme Pinaud n’est pas apte. C’est mon grand regret…

— Alors, qui t'a donné ces ravissantes bretelles ?

La réponse me déconcerte, car elle ouvre un vasistas sur les ténèbres cotonneuses de l'âme pinucienne.

— Moi-même. Je me suis dit que ça devait être agréable de recevoir un cadeau pour la fête des pères.

Une larme trouble perle à ses cils. il l'anéantit d'un mouvement d'index.

— Ce que je me sens de la tendresse pour ce gamin qu'on n'a pas eu, San-Antonio !

Le claquement des bretelles a réveillé le Gros qui clapote des abat-jour.

— Si t'es en manque de mouflet, fallait répugner ta dame, comme font les rois lorsque leur bobonne a la panoplie fanée, déclare-t-il en se fourbissant l'intime. Quand t'épouses une nana, sur le livret de famille qu'on te décerne y a plein de cases en blanc pour les lardons. A elle de les remplir comme les cases des mots écrasés. Autrement tu as le droit de reprendre tes billes ; à moins, naturellement, que ça soye toi qu’aies une zone dépressionnaire dans le kangourou !

Sur ces fortes paroles, le Gros s'empare de ce qui fût un jour un chapeau, lui redonne, d'un coup de poing, une forme plus appropriée à ses fonctions de couvre-chef, et déclare :

— Chez nous non plus y a pas de larduches. Pas que ma Berthe ne pusse pas récréer ou que j’aie des impossibilités.

Pinaud, mélancolique, rajoute :

— Oui, mais une maison sans enfant, c’est un peu comme… une choucroute sans saucisses !

— Y reste l’adoption, répond l’Hénorme. Moi, je connais des gens qui se sont tricoté gentiment des petits monstrueux dans les moments de tendresse. Ils écopaient d'un bambin qu'avait le bec verseur en pomme d'arrosoir ou des brandillons de pingouin. Tu peux pas te gourer de ce qu'y a comme fausses manœuvres dans l'usinage des mouflets.

La Vieillasse branle le chef. Il est sollicité par cette perspective, Pinaud, mais ce sont les inconvénients qui l'inquiètent. Et de les énumérer de sa belle voix bêlante qui me fait songer à un panier empli de bouteilles vides sur le porte-bagages d'un solex.

— Bien sûr, l'adoption… Mais tu ne peux pas connaître les tenants et les aboutissants de son hérédité, à l'enfant que tu adoptes. Il peut avoir un père alcoolique…

— Ce serait le cas de ton fils si tu en avais un, souligné-je.

Le fossile donne de la bande, accablé par la remarque. Il subit une brève vision de ce flot impétueux de muscadet englouti depuis qu'on l'a arraché au sein maternel. La perspective de ce torrent le fait frissonner.

— Quand les parents boivent, les enfants trinquent, à ce qu'on raconte, ajoute Béru, c'est pourquoi faut toujours prendre la sage précaution de trinquer soi-même quand on lichetrogne, ça économise les conséquences à notre descendance.

Il retire son chapeau, en torche le cuir d'un geste démouleur de pâtissier, et s'en recoiffe.

— Moi, conclut-il, si je voudrais adopter un môme comme la Joséphine Baqère, je prendrais un petit étranger qui soye pas de par là. Un nègre ou un chinetoque de préférence. Ça ferait farce, non, d'annoncer un gentil négus à la compagnie en disant : « J'ai l'honneur de vous présenter mon fils » ?

Pinaud sourit. Vous pouvez pas savoir comme il parait frêle, bon et délabré, notre Pinuche, lorsque sa vieille vitrine démodée s'illumine. Son rire est comme une barre de néon qui en soulignerait l'intelligence. Il est d'un gris uniforme, Pinaud. Le gris de l’usure. La vie lui a patiné la bouille comme un fond de pantalon. Quand il rigole, ça fait comme un accroc au pantalon : c'est mais c'est triste en soi.

— Je vais attaquer Mme Pinaud, décide-t-il.

— A l'arme blanche ? rigole le Gravos ; tu veux essayer de lui placer une dernière fois un lardon dans le désordre ?

— Non, il faut que je la décide à adopter un petit Noir.

— Si t'as une batte occase, prends-m'en un, fait Bérurier. J'ai idée que ça amuserait ma Berthe.

Il s'assombrit.

— Et peut-être qu’elle resterait à la maison au lieu de s'occuper des bonnes z'oeuvres de la paroisse. Depuis qu'elle s'est abonnée à un ouvroir pour tricoter des écharpes et laver les pieds aux vieillards nécessiteux, la tenue du ménage s'en ressent.

Berthe en dame patronnesse ! Voilà qui est nouveau. Je soupçonne qu'il s'agit là d'un prétexte de la Baleine pour déserter commodément et sous un méritoire prétexte la maison conjugale.

Sa Majesté va à la fenêtre béante pour respirer profondément l'air chaud et poussiéreux qui craque sous la dent comme de la pâtisserie grecque. Il exécute quelques mouvements gymniques patauds qui le congestionnent et lui fendent la chemise à l'endroit du coude.

— Voilà, fait-il en se retournant, maintenant je me sens fraise et dispos ; vous trouvez pas curieux qu'on n'a rien à branler depuis quéque jours ? Messieurs les hommes sont allés revernir leurs yachtes en vertu du beau temps ou quoi ?

Comme il dit ces mots, l'interphone se met à nasiller : « Commissaire San-Antonio, s'il vous plait ».

Béru se trouvant près de l'appareil ouvre d'un geste mâle le canal sonore.

— Le temps de vous en faire un paquet et il est à vous ! répond-il.

Je m'approche de la redoutable boite grise et m'incline sur elle comme on se penche sur un berceau pour faire des « areu areu » à son contenu.

— J'écoute.

Ça vient d'en bas, je reconnais la voix rocailleuse du réceptionnaire de l'hôtel pébroque.