Выбрать главу

Ses yeux s’emplissent de larmes.

— Ne soyez pas méchant, supplie-t-elle.

— Je ne suis pas méchant, mais dérouté, ma jolie. Votre conduite est du genre phénoménal. Faut une certaine santé pour taire une découverte de ce genre.

— Essayez de comprendre.

— Comprendre quoi ?

— Mon état d’esprit. Ce mort… Tout de suite j’ai imaginé le scénario suivant, le seul qui me parût plausible : cet homme s’était introduit chez nous pour cambrioler pendant notre absence. Le brusque retour de Nini l’avait affolé. Il s’était caché sur la terrasse. Ensuite il avait tenté de fuir par les toits… Et puis, au moment où il escaladait la barrière, le poignet de sa chemise s’était accroché à une pointe de la palissade. Voulant se dégager il avait perdu l’équilibre. Seulement, à la réflexion, ça ne tenait pas. Pour fuir, il aurait choisi ce côté-ci où les autres toits sont faciles d’accès, et non pas le côté du vide ! En outre, s’il était tombé sur les tuiles en franchissant la barrière, il ne se serait pas tué et aurait appelé au secours. Je suppose qu’il était déjà mort lorsqu’il a quitté notre terrasse, car il a une grande tache de sang sur la poitrine et une plaie au cou. Bref, on l’a assassiné ici… Ensuite on a voulu le balancer dans la cour. Seulement il n’est pas tombé…

Je l’écoute avec intérêt. L’examinateur captivé par le brillant sujet !

— Bravo, vous êtes douée pour la déduction.

— N’importe quelle personne à peu près sensée serait parvenue à la même conclusion.

— En somme, vous pensez qu’on l’a tué ici et qu’on a voulu balancer sa carcasse par-dessus bord ?

— Voilà.

— Qui, Nini ?

Elle me toise hardiment.

— Vous êtes fou !

— Pourquoi ? Vous y avez bien pensé, vous !

— Moi ! suffoque-t-elle.

— Sinon quelle autre explication donner à votre période de silence ?

Vaincue, elle fait quelques pas en rond autour de moi.

— En vérité, dit-elle, je n’ai pas cru Nini coupable un instant, mais j’ai pensé qu’on allait tout de suite la suspecter, vu qu’elle ne quitte pratiquement pas la maison.

— Vous avez des domestiques ?

— Une femme de ménage, le matin ; une vieille pipelette du voisinage.

— Pourquoi n’avez-vous rien dit à Nini si vous étiez convaincue de son innocence ?

— Oui, pourquoi ? murmure-t-elle, ce qui est, en soi, et vu les circonstances, le comble de l’habileté ; on dirait qu’elle ne s’est pas encore posé la question.

— Pourquoi ? reprend-elle. Attendez, que je ne vous dise pas de bêtises…

Faut le faire, non ?

— Ce qui m’a retenue, je suppose, c’est la peur du scandale. Nini est un être entier, spontané, vous avez pu le constater. Elle aurait immédiatement prévenu la police… »

— Mon Dieu, n’était-ce pas la sagesse même ?

— Peut-être, pourtant j’ai senti confusément que cette chose était très délicate et qu’il valait mieux pour tout le monde, y compris pour les enquêteurs, s’en occuper avec précaution. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ?

Je plonge à pieds joints dans son regard, et, croyez-moi ou allez vous faire sodomiser chez les lamas (pas ceux du Tibet, ceux des Andes) mais le plus fort, c’est que je trouve qu’elle a raison. Affaire biscornue, subtile, peu banale. Affaire à prendre avec des pincettes. A manœuvrer comme de la dynamite. Après tout, elle a bien fait d’agir ainsi, cette petite mère. Les gens ont toujours tendance à rameuter la garde dans ces cas-là. On enquête alors en fendant la foule des journalistes et des curieux, sous la loupe monstrueuse de l’opinion publique. Je ne déteste pas le calme. Prendre son temps est aussi important que prendre son panard. D’ailleurs ça se rejoint dans la volupté.

— Parce que vous l’imaginez de quelle manière, le déroulement des opérations, Rebecca ? demandé-je. On repêche votre barbouilleur au lasso et on le descend discrètement dans la poubelle sans réveiller les voisins ?

Ma boutade l’irrite.

— Je ne sais pas, mais il me semblait…

— Quoi donc ?

— Que les choses pouvaient… s’organiser dans le calme.

— Qui vous a donné une recommandation pour l’inspecteur-chef Martini ?

— Mon patron.

— Vous lui avez confié vos angoisses, à votre singe ?

— Bien sûr que non. J’ai inventé une histoire de neveu délinquant (qui existe d’ailleurs) au sujet duquel je voulais tenter une démarche…

— Et en fin de compte c’est de lui que vous avez parlé à cette gueule de raie de Martini ?

— Oui.

— Lequel vous a déclaré que le garnement méritait la guillotine ?

— A peu près…

Sur la gauche, la Tour d’Argent brille de tous ses feux et cristaux, j’aperçois même un maître d’hôtel en train de cuisiner pompeusement son canard au sang numéro 188965374301 derrière son rade druidique, ainsi que la silhouette nonchalante de Claude Térail en tournée de poignées de main parmi ses clients.

L’odeur de la mort, envahissante, effroyable, déshonore nos narines. Je contemple le pont de la Tournelle, là en bas… Le mort s’y installait pour barbouiller des toiles. Un gars bien mis, pas le genre rapin, plutôt le style prof de Faculté. Ce garçon, à la suite d’un coup fourré, est en train de pourrir sur un toit de l’Ile Saint-Louis. Comment est-il venu jusqu’à la terrasse de mes deux gougnes ? Qui l’a tué ? Qui a eu la force de le soulever pour le virguler par-dessus la palissade verte ?

— Dites, mon cœur, les gonzesses, là en bas, c’est quoi ? demandé-je d’un ton rêvasseur.

— Des amies à nous…

— Copines de boulot ou de partouzettes ?

Rebecca renonce à s’indigner. Vaincue par la fatalité, elle se soumet.

— De vacances. Nous faisons partie d’un club qui met au point des voyages en groupe, comprenez-vous ?… Une année, on loue une villa en Espagne, une autre année, c’est dans une île grecque…

— Lesbos ? lâché-je spontanément.

Doit être assez particulier, leur club, à ces dadames. Quelle dégustation de craqueluches, mes bichettes ! Tiens, goûte si elle est à point ! J’imagine les merveilleuses soirées au clair de l’une avec la mer qui roule (et qui amasse mousse).

— Vous vous réunissez souvent ?

— Pas tellement. Ce soir il y a séminaire pour décider des prochaines vacances.

— En ce cas, décidez vite et renvoyez les séminaristes dans leurs foyers, j’ai besoin d’avoir place nette car je déteste qu’on copie par-dessus mon épaule pendant que j’enquête ! Cela dit, puis-je téléphoner à tête reposée ?

— Il y a un poste dans notre chambre, juste au-dessous.

* * *

Vautré sur le lit de mes deux donzelles, j’écoute carillonner la sonnerie du Gros.

Un parfum de tubéreuse flotte dans la chambre. Le couvre-lit est en fourrure et renifle encore la chèvre. Son odeur lutte avec celle des fleurs, puis gagne.

Voilà huit fois que le bigophone de Sa Majesté stride dans un néant caoutchouteux. Il semblerait, braves gens, que le couple infâme soit de sortie, mais au moment où je vais raccrocher, un fracas me désagrège le tympan. Ça ressemble à l’écroulement d’une pile de casseroles, ponctué par le déferlement d’une immense vague. Fille d’ouragan, petite-fille de typhon, sœur cadette de tempête, cette vague m’apporte une voix.

Etant homme à prendre mes responsabilités, je décide qu’il s’agit d’un organe féminin.