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San-Antonio

Salut, mon pope !

A Georges GUÉTARY, cette fugue grecque, en toute amitié.

S.-A.

A la fin de l’année 65, San-Antonio s’est vu attribuer le Prix Gaulois pour son livre Le Standinge. Nous nous plaisons à publier ici le discours que Pierre Dac, le lauréat de l’année précédente, prononça à cette occasion.

Mes chers amis,
Mon cher récipiendaire,

Mordicus d’Athènes, l’illustre philosophe ivrogne grec — 219–137 bis au fond de la cour, à droite av. J.-C. — a dit, un soir qu’il en tenait, il faut bien le reconnaître, un sérieux coup dans la chlamyde : « Dans le domaine du discours, l’improvisation ne prend force et valeur que dans la mesure de sa minutieuse préparation. »

C’est donc en fonction de ce remarquable apophtegme que m’est donnée, aujourd’hui, la joie d’accueillir au sein de cette noble et joyeuse compagnie académique, le lauréat du Prix Gaulois 1965, notre ami Frédéric Dard, alias commissaire San-Antonio.

Que dire de Frédéric Dard qui n’ait été dit et redit ? La renommée qui entoure sa légitime célébrité me dispense de tout panégyrique et de tout éloge qui ne rendraient qu’imparfaitement l’affectueuse estime en laquelle nous le tenons.

Qu’il me soit donc simplement permis, avant de transmettre le glorieux flambeau gaulois à mon éminent successeur, de saluer en lui l’incontestable champion de la littérature contemporaine de choc, et qui, par la seule force de son talent et de ses ancestrales vertus, œuvre inlassablement, jour après jour, à longueur de plume ou de machine à écrire, pour forger, dans le silence, le jeûne, l’abstinence et la méditation, le fier levain, qui, demain, ou après-demain au plus tard, fera germer le grain fécond du ciment victorieux, au sein duquel, enfin, sera ficelée, entre les deux mamelles de l’harmonie universelle, la prestigieuse clé de voûte qui ouvrira, à deux battants, la porte cochère d’un avenir meilleur sur le péristyle d’un monde nouveau.

CHAPITRE PREMIER

DANS LEQUEL ON VOIT PINAUD OPÉRER SON RETOUR AUX SOURCES

Dans la vie, il faut toujours s’attendre à tout, et principalement au reste. Bien se dire que rien n’est immuable, ni les hommes ni la nature !

Si un jour vous trouvez les plaines de l’Oural à la place du mont Blanc, de la crème fouettée dans le carter de votre bagnole ou le vaste front d’un grand penseur sous la visière d’un contractuel, évitez d’être étonné. Le seul intérêt réel de l’existence réside dans ses bouleversements.

Lorsque je sonne à la porte de Pinuche, en cette frileuse matinée de septembre, je m’attends à trouver dans l’encadrement, soit Mme Pinuche, soit son cher débris de mari, soit à la rigueur leur femme de ménage. Or c’est Sherlock Holmes qui m’ouvre, en chair, en os et en grande tenue. Sherlock soi-même, portant le fameux complet à carreaux et le bitos à double visière. Sherlock tenant une loupe à la main (laquelle loupe est attachée autour de son cou par une chaînette d’or).

J’ai droit à un œil jaunasse et terne, grossi dix fois. Vite j’escamote ma stupeur en vertu du conseil donné plus haut et je salue cette émanation du passé d’un sourire.

— Salut, San-A ! me fait la voix bêlante du fossile.

Renseignements pris, il s’agit bel et bien de monsieur l’inspecteur principal Pinaud. Sa moustache roussie par les mégots ressemble à une vieille brosse à dents surmenée. Il a l’œil cloaqueux, le nez pendant, la bouche en accent circonflexe et la bouille légèrement de traviole comme si elle avait été modelée par un gaucher provisoire…

— Tu vas à un bal costumé ? demandé-je.

— Entre !

Je pénètre dans son trois pièces sur cour aussi lumineux que la couverture d’un bréviaire. Depuis qu’ils ont revendu le café tenu naguère par Mme Pinaud, les Pinuche ont réintégré leur ancien appartement du boulevard Lévitan (ex-Magenta).

— Je te reçois dans mon cabinet de travail ! s’excuse la guenille grise, autrefois c’était le salon.

Ma surprise va croissant, comme disait un pâtissier turc.

Du salon il ne reste qu’un fauteuil Arouet[1] constellé de taches. Le papier Louis XVI des murs disparaît derrière des rayonnages garnis de grimoires, de cornues (plus ou moins gentilles et biscornues), de bocaux, de becs Bunsen et d’autres objets non identifiables. Le local tient de la bibliothèque et du laboratoire, avec par-dessus le blaud l’atmosphère équivoque d’un antre d’alchimiste.

— Pose-toi là ! m’invite Sherlock en me désignant le fauteuil au dossier duquel est accrochée une veste d’intérieur à brandebourgs.

Eberlué, j’obéis.

— Y a un peu de désordre, s’excuse Pinaucchio, mais mon épouse est en cure à Aix-les-Bains pour ses rhumatismes et notre femme de ménage s’est foulé le poignet en encaustiquant les pieds d’une table Louis XIII.

— Tu fais des recherches ?

— Dans un sens, oui, déclare mon surprenant vis-à-vis en sortant de sa poche une pipe qu’il se met en devoir de bourrer. Vois-tu, San-A., poursuit-il, il y a quelque temps, au cours d’un voyage en chemin de fer, j’ai lu un livre de Conan Doyle et ç’a été pour moi une révélation.

— Pas possible ?

— Yes, fait-il étourdiment tant il est plein de son personnage. J’ai compris que les méthodes d’investigation du héros de Conan Doyle étaient les seules valables car elles ne font appel qu’à l’intelligence et à l’esprit de déduction.

Il toussote dans sa main en cornet, allume sa pipe et continue.

— Nous crevons de la routine, dans la police actuelle. Nous roulons sur des rails et avec des œillères. Nos principaux outils sont l’indicateur et le passage à tabac. Depuis Vidocq, quels perfectionnements avons-nous enregistrés ? L’identification par les empreintes et le portrait robot ? Admets qu’en plus de cent ans c’est maigre !

— En effet, conviens-je, cueilli à froid par ce réquisitoire.

— Le policier actuel, qu’est-il ? enchaîne ce délicat analyste. Il a deux visages, à vrai dire : le tien et celui de Béru. C’est ou bien un commissaire instruit et beau-parleur ou bien un sombre cogneur qui trouve les criminels comme un goret trouve des truffes. Chez ces derniers, c’est l’odorat qui remplace l’intelligence.

Pinaud lâche une bouffée bleutée et braque le tuyau de sa pipe dans ma direction.

— Une troisième catégorie d’enquêteurs doit se créer, San-A., celle des véritables cerveaux ! Des déductifs ! Ceux qui sauront interpréter chaque détail d’une affaire ! Ceux qui sauront traduire les apparences ! Désormais, déclame le Bêlant, je rejette le matériel policier dont nous usions, pour renouer avec les méthodes du maître. Je jette mon revolver à la poubelle pour le remplacer par une loupe, et je laisse mes menottes dans un tiroir afin de ne plus utiliser qu’un mètre de couturière !

— C’est ça, gouaillé-je, tu iras alpaguer Riton-les-Belles-Noix avec un mètre de couturière, mon biquet !

Là, Pinaud occulte hausse ses chétives épaules.

— Il se trouvera toujours des hommes de main pour maîtriser les coriaces, ce qui importe c’est de démasquer les coupables, ensuite, leur arrestation n’est plus qu’une formalité.

— Tu m’as l’air vachement en transe, Bonhomme-la-Lune.

— Je le suis parce que je travaille à bloc. Le sens de l’observation est une chose qu’on affûte tout comme la lame d’un couteau, mon petit. Veux-tu une démonstration ?

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1

San-A. a sûrement voulu dire un fauteuil Voltaire. (Note de l’éditeur.)