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— À priori, fais-je, j’ai l’impression que les personnes incommodées l’ont été par un aliment auquel vous-mêmes et les quelques convives que voici n’ont pas touché.

Petit-Littré hausse les épaules.

— Voyons, proteste-t-il, tout le monde a pris de tout !

— À table, oui m’empressé-je. Mais après ? Je suppose que vous avez servi des liqueurs, du champagne…

Il retire ses lunettes et son petit visage triangulaire s’éteint comme la devanture d’un magasin à sept heures du soir.

— Exact, je n’y avais pas songé…

Je poursuis mon raisonnement.

— Il convient de déterminer ce qu’ont bu les convives affectés et ce qu’ont bu les autres…

Les autres, c’est-à-dire les bien portants, acquiescent au bout de leur air soucieux. À ce moment-là, un monsieur grand et maigre à cheveux gris fait son entrée. La trousse de croco noire qu’il tient à la main me révèle sa qualité : le professeur Baldetrou.

D’ailleurs Petit, — tout petit — , Littré me largue pour lui japper aux mollets.

— Ah ! Professeur ! C’est insensé ! Merci d’être venu ! Avouez que c’est inouï !

Tandis qu’il explique, le professeur Baldetrou examine les gisants. Et moi, nature d’élite, pendant ce temps, je philosophe. Je me dis qu’au fond il est stupide de se réunir, de se faire beau, de se peindre, de se teindre, de se harnacher, de se décorer, de se laver les pieds et le reste, de s’amidonner, de se smokinger pour manger. Quoi de plus abominable que tous ces estomacs groupés en rond, en ovale ou en rectangle afin d’absorber la même nourriture ? Quoi de plus laid que ces bouches qui s’ouvrent sur de la boustifaille, que ces dents vraies ou fausses qui la broient, que ces gosiers qui l’avalent, que ces entrailles qui la digèrent ? Alors que la fonction organique inverse est considérée comme honteuse. En vertu de quoi la besogne du soutier serait-elle plus noble que celle du ramoneur, hein, je vous cause ?

Et pourquoi, au lieu d’organiser toujours des bouftances-parties, n’organiserait-on pas des gogues-surprises. Je sais : vous allez tordre le naze et dire que je tombe dans la scatologie alors que c’est pas tellement mon genre, mais je crois que je tiens là une idée sensas. Moi, si j’étais rupin à craquer, je crois bien que je me paierais une soirée de ce genre. Inoubliable, les gars. D’abord des cartons gravés. Gala ! San-Antonio vous convie à venir déféquer chez lui tel jour, à telle heure ! Tenue de soirée de rigueur ! Hein ? On en parlerait, je crois ? Et puis, vous imaginez le spectacle ? Le tout-Paname déculotté ? Au lieu d’une salle à bouffer, des ouatères grands comme la galerie des Glaces. Et ces maîtres d’hôtel qui iraient de l’un à l’autre, proposant des poires à lavement aux récalcitrants au lieu des apéritifs traditionnels.

Tous ces larbins promenant du faf à train sur des plateaux d’argent, je les vois : gants blancs, comme les Saint-Cyriens. Y aurait des grooms pour actionner les chasses d’eau ! Et pour créer l’ambiance, M. Jules Durand, baryton à l’Opéra de Paris dans son récital ! Un rêve, quoi !

Le Professeur Baldetrou se redresse.

— Ces gens ont absorbé une forte quantité de stupéfiant, déclare-t-il.

Petit-Littré pousse des clameurs, comme si son imprimeur lui avait livré des bouquins ne comprenant que des pages impaires.

— Mais vous plaisantez, mon bon ami ! Il n’y a jamais eu de stupéfiant chez moi et il n’y en aura jamais, Dieu merci !

— Je sais ce que je dis, riposte sèchement le prof.

Un silence gêné suit. Je le romps.

— Vous voulez dire, monsieur le Professeur, que tout ce monde a « avalé » un stupéfiant ?

— Exactement.

Je demande à Petit-Littré la permission de téléphoner et je vais tuber à la Grande Taule. Progressivement, je me replonge dans une atmosphère de boulot.

— Patron ?

— Ah ! San-Antonio, alors ?

— Il s’agit d’un stupéfiant que les invités de votre ami ont avalé. Pouvez-vous m’envoyer d’urgence un gars du labo, Favier par exemple. Il n’est pas en vacances ?

— Non, je pense qu’il sera chez lui !

— Merci.

Je raccroche avant que le Boss ne me distille ses recommandations d’usage. Un larbin est là, l’oreille traînante. Je lui fais signe d’approcher.

— Dites-moi, mon vieux, c’est vous qui avez servi les liqueurs ?

— En compagnie de Julien, oui…

Et il ajoute :

— Julien est allongé avec ces messieurs-dames !

— Il picolait ?

L’autre est un jeune gars brun au visage expressif. Il hausse les épaules.

— Cela lui arrivait.

— Je veux dire, pendant le service ?

— J’avais compris. Oui, Julien s’octroie un petit verre à la dérobée, il a eu des malheurs… Sa femme l’a quitté.

— Et que boit-il de préférence ?

— Du whisky.

Je hoche la hure.

— Monsieur Petit-Littré boit aussi du whisky ?

Mon interlocuteur ne comprend pas ce rapprochement. Il est vaguement choqué.

— Jamais. Monsieur boit seulement un peu de vin en mangeant, le reste du temps il n’absorbe que des jus de fruits.

Je gamberge trois secondes et je remercie d’un signe.

— Parfait.

Lorsque je rejoins les autres au salon, je trouve le professeur Baldetrou dans un fauteuil, un verre à la main, donnant un cours de narcotique aux rescapés. On me dit que des ambulances vont rappliquer afin d’emmener tout ce populo à la clinique du professeur.

J’opine.

— En attendant, mesdames et messieurs, fais-je, je voudrais savoir ce que vous avez bu après le repas. Vous, madame ?

— Du café, roucoule une rombière qui dissimule son goitre tant bien que mal avec une rivière de diamants.

— C’est tout ?

— C’est tout.

— Vous, madame ?

— J’ai pris un champagne-orange, me dit une élégante personne.

— Et monsieur ?

Un grand binoclard décoré avec de la ficelle de pâtissier laisse tomber d’une voix plus froide que celle d’un serpent (comme dirait Ponson du Terrail) :

— Champagne !

— Et monsieur ?

Un barbichu me toise hargneusement avant de répondre.

— Whisky.

Je sursaute.

— Vous êtes sûr ?

— Je vous prie ! proteste le bonhomme ; Je sais encore ce que je fais…

Nous sommes interrompus par le professeur Baldetrou. Celui-ci est en train de se tordre sur son fauteuil en poussant des gémissements.

— Seigneur, lui aussi ! lamente Petit-Littré.

Le verre du toubib est encore sur la table basse. Je m’en saisis et le hume. C’est du scotch.

— Qui lui a versé à boire ? hurlé-je.

L’éditeur bredouille.

— Il s’est versé tout seul, tandis que vous téléphoniez, et J’avoue que Je n’ai pas pensé à…

Je remarque une bouteille de whisky près du verre.

— Il a bu de celui-ci ?

— Oui.

Je me tourne vers le barbichu.

— Et vous, monsieur ?

— Non, riposte Poilpoil, je n’aime que le Haig’s cinq étoiles.

En toute simplicité.

Je somme le larbin. Il s’annonce très vite car il se tenait derrière la lourde avec sa trompe d’eustache au niveau du trou de la serrure.

— Dites donc, l’attaqué-je en brandissant la bouteille. C’est de ce whisky-là que vous avez servi au cours de la soirée ?

— Oui, monsieur.

— O.K., merci.

J’enfonce mon doigt dans le goulot du flacon, je renverse ce dernier, puis je retire mon doigt et j’appuie délicatement la pointe de ma langue sur l’extrémité humide de mon index. Le scotch, ça me connaît, j’espère que vous n’en doutez pas ? Je crois déceler un goût bizarre à ce whisky. Pas d’erreur : voilà bien la source du mal. C’est du Mac Herrel in use for over 100 years, précise l’étiquette. Blended and Bottled by Daphné Mac Herrel, Scotland, ajoute-t-elle. Une marque pas très connue. Je le fais observer à Petit-Littré qui rosit de confusion derrière ses hublots.