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Un visiteur inattendu

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Préface

Anya et sa famille ont été forcées de passer une partie de la Première Guerre mondiale au camp d’internement de Spirit Lake, au Québec. Elles ont été considérées non seulement comme des étrangers, mais qui plus est, comme des « sujets d’un pays ennemi » qu’il fallait isoler pour des raisons de sécurité nationale. Maintenant, elles vivent dans la pauvreté, même si le travail d’Anya à la manufacture les aide un peu.

Néanmoins, le Noël qui s’en vient s’annonce plus gai que celui de l’an dernier au camp d’internement, mais à condition de faire taire les vieilles rancœurs.

Un visiteur inattendu

Lundi 18 décembre 1916

Chère Irena,

Mon contremaître m’a donné quelques feuilles tirées de son registre comptable. Je peux donc enfin t’écrire pour te raconter tout ce qui m’est arrivé. Je vais garder ces feuillets sur moi et quand je les aurai tous remplis, je te les enverrai d’un coup. La poste coûte si cher! Écris-moi quand tu le pourras. Tu m’es tellement chère!

Je crois que mon contremaître se fait du souci pour moi parce qu’une fois de plus, je suis assise toute seule pour le dîner. Maintenant que j’ai été promue, les autres filles semblent m’éviter. Je ne parle pas de Slava ni de Maureen. Mais depuis ma promotion, elles et moi n’avons jamais les mêmes heures de dîner.

Nous avons une énorme commande d’uniformes d’infanterie, et j’en ai mal à la tête. Le tissu est plus rêche que celui des chemisiers pour dames que nous cousons habituellement, et les filles n’y sont pas habituées. Je voudrais rentrer sous terre chaque fois qu’elles se piquent le bout d’un doigt avec une aiguille. Il y a à peine quelques semaines, je travaillais moi-même sur une de ces machines à coudre.

Je suis peinée pour les filles et, en même temps, je ne peux pas m’empêcher de penser à ce à quoi vont servir ces uniformes. Tant de gens sont sans cesse envoyés outre-mer pour aller se battre dans cette terrible guerre. Et qu’en est-il de notre ancienne patrie, Irena? Je sais qu’en ce moment même, on se bat en Ukraine. Un soldat canadien portant un de ces uniformes va-t-il se retrouver à combattre un de mes anciens voisins d’Horoshova?

La sirène vient de retentir. Je dois reprendre mon travail.

Avant de me coucher

Oy, Irena! Stefan m’a montré les sous qu’il a gagnés aujourd’hui. Il a vendu toutes les écharpes et toutes les paires de mitaines qu’il avait.

Je suis soulagée. Les dernières semaines n’ont pas été très bonnes pour son nouveau commerce. Mais avec Noël qui approche, les affaires ont repris. Il met de côté tout ce qu’il peut.

Nous sommes très à l’étroit dans notre appartement, avec Baba, Mama, Tato et Mykola, bien sûr, en plus de Slava (son père va-t-il revenir un jour?) et Stefan, avec sa mère et son père. Quand ses grands frères vont rentrer de la guerre, nous allons être tassés comme des sardines! Où pourront-ils s’installer pour dormir? Au moins, avec tout ce monde, nous sommes au chaud, même par les nuits les plus froides.

En parlant des frères de Stefan, il a reçu une carte de Noël de la part d’Ivan. C’est celui de ses frères qui se fait appeler John Pember. Il se bat en France. Il a décoré la carte en brodant des dessins et des mots avec du fil rouge et vert. Il y a inscrit la devise de son régiment : Facta non verba. Et aussi : Joyeux Noël.

Je ne sais pas ce que signifie Facta non verba.

Demain, c’est la Saint-Nicolas. J’ai si hâte! J’ai des cadeaux pour tout mon monde.

Mardi 19 décembre 1916

Jour de la Saint-Nicolas

Mama a posé la question à Mme Haggarty. Facta non verba, en latin, signifie « Des gestes, pas des mots ». J’aime bien cette devise, pas toi?

Oh, Irena! Stefan m’a offert un cadeau extraordinaire. Je n’arrive pas à comprendre comment!

Mercredi 20 décembre 1916

Désolée, Irena! J’ai dû m’interrompre brusquement, hier soir. Quand je suis à la maison, j’ai du mal à trouver le temps ou un endroit pour écrire. Une fois les matelas déroulés par terre et les draps tendus à travers la pièce, je peux à peine bouger! Le pire c’est quand quelqu’un doit se lever en pleine nuit pour aller aux toilettes extérieures. Hier soir, la mère de Stefan a trébuché contre mon pied et a failli tomber sur Baba.

Tato a éteint juste au moment où j’allais écrire un peu plus longuement au sujet du cadeau de Stefan. C’est une simple petite enveloppe avec mon nom soigneusement inscrit dessus à l’encre verte. Dedans il y a un carton d’invitation qui dit ceci :

Vous êtes cordialement invitée

à prendre le thé avec

Monsieur Stefan Pemlych

au restaurant du

grand magasin Ogilvy

le samedi 30 décembre 1916

à 16 heures

Je voyais bien que Stefan l’avait écrit lui-même, et il lui a probablement fallu beaucoup de temps, car la calligraphie n’est pas son fort.

Sais-tu ce que c’est, de boire le thé, Irena? Je croyais qu’il s’agissait de simplement boire une tasse de thé, mais Stefan a dit que je me trompais, qu’il y avait du thé, oui, mais que ce n’était pas ce que je pensais. Quand j’essaie d’en savoir plus, Stefan se contente d’un petit sourire en coin. J’ai si hâte au 30 décembre!

Jeudi 21 décembre 1916

Irena, hier en rentrant du travail, j’ai vu un homme qui a déjà dû être un soldat. Il se tenait à l’angle d’un bâtiment, le col relevé afin de se protéger du froid. Il y avait quelque chose de familier dans sa façon de se tenir. Ne me demande pas pourquoi, mais je savais qu’il avait été à l’armée même s’il ne portait pas d’uniforme. Il avait l’air d’avoir froid et d’être seul, et il tendait sa casquette pour quêter. Je suis vite passée devant lui sans le regarder. Je n’avais pas un sou à lui donner.

Oy! Irena, penses-tu que je suis une mauvaise personne d’avoir agi ainsi?

Vendredi 22 décembre 1916

Chère Irena,

Je suis encore assise au travail, même si j’aurais dû rentrer il y a une heure déjà. Je regarde par la fenêtre et je me demande comment je vais faire pour rentrer. La neige tombe si drue qu’on ne voit que du blanc. Et le vent est si fort et si glacial qu’il me transperce les os. Le contremaître nous a laissées rester à l’intérieur parce qu’il craignait que nous nous égarions en tentant de nous rendre à la maison. Je vais peut-être devoir passer la nuit ici. Il fait si noir dehors.

Samedi 23 décembre 1916

Oy, Irena! Quelle aventure! En ce moment, je suis à la maison et c’est le début de l’après-midi. Hier, tandis que je t’écrivais, la porte de la manufacture s’est ouverte. Un tourbillon de neige s’y est aussitôt engouffré, en même temps que Tato et Stefan. Ne nous voyant pas rentrer, Slava et moi, ils étaient venus nous chercher.