Dans l’escalier, j’ai la confirmation que Fafnir est en pleine forme.
Mon crâne me démange brusquement et, sans même avoir le temps de le gratter, je deviens aveugle dans un éclair jaunâtre. Cet imbécile a substitué sa vision à la mienne !
Je manque une marche et me rattrape à la rambarde.
À travers les yeux de Fafnir, je distingue le sorcier (Otchi) et son compère (Aristide) qui sortent du RER. Ils marchent dans une rue de banlieue. Banlieue chic (pour changer des banlieues chocs). Il y a des pelouses propres, des villas. Pas d’immeubles. Pas de zonards.
Sans lâcher ma rambarde, je décide prudemment de redescendre. Je trouve le lavabo et fais semblant de me laver les mains, pour me donner une contenance au cas où quelqu’un viendrait.
Les images se succèdent.
Le vampire, qui porte toujours son sac, pousse la grille d’un parc protégé par un mur épais, digne d’une prison.
Fafnir ne transmet aucun son. Parce qu’il est trop loin ? Qu’il économise son énergie ? Qu’il estime que le visuel suffit ? Avec lui, je ne sais jamais quoi penser.
Au fond du parc, une maison du genre manoir, sinistre, est enfouie sous les arbres.
Présumant que j’en ai assez vu, ou bien épuisé par l’effort (voir remarque précédente), Fafnir interrompt la transmission, me laissant seul avec un léger mal de crâne.
Ça commence à devenir agaçant, cette habitude qu’ils prennent, tous, de venir quand ça leur chante squatter un bout de ma tête !
J’ai le nom de la station de RER, l’itinéraire de mes Laurel et Hardy en goguette (version Contes de la crypte) et une image précise de la gentilhommière. En route !
Pour me motiver, je pense à Nina ; je n’aimerais pas être à sa place quand elle reviendra à elle…
Post-it
Faut-il réveiller ce qui dort dans la nuit ?
13, rue du Horla
Troisième étage – Club philatéliste / Appartement de mademoiselle Rose
— C’est encore la cafetière du bureau qui fait des siennes, sorcière ?
— Ne me cherche pas, démon, ce n’est vraiment pas le moment.
— J’en prends bonne note. Et je devine, à voir ton visage sombre, que tu parles sérieusement.
— Je pensais avoir eu suffisamment de mauvaises surprises pour aujourd’hui. C’était compter sans mon jeune Agent, Jules.
— Le maître espion ?
— Maître espion stagiaire ! Peu de temps après son premier appel m’annonçant…
— … l’échec dans un couloir du métro des trois Auxiliaires que tu avais envoyés en mission, la fuite du chamane mongol et la présence incongrue sur le terrain de l’Agent stagiaire Jasper !
— Je t’ai dit de ne pas me chercher.
— Désolé ! Continue, sorcière, continue.
— Jules m’a communiqué une autre information importante : des voyous qui agressaient le chamane à l’entrée du parc Francescano ont été dispersés par un vampire non fiché, qui n’avait jusque-là commis aucune infraction…
— Encore un vampire.
— Oui. Et quand on considère la facilité avec laquelle le chamane s’est débarrassé des hommes lancés à ses trousses, je n’ose même pas imaginer les conséquences d’une alliance entre lui et des vampires hors de contrôle !
— Pourquoi les vampires sont-ils impliqués en ce moment dans tous les mauvais coups ?
— Bonne question, démon. Peut-être parce que ce sont les Anormaux les plus corruptibles. Peut-être parce que, parmi tous, ce sont eux qui ressemblent le plus aux humains…
— Ce n’est pas faux.
— Il faut absolument neutraliser le chamane ! Cela devient, sous l’angle vampirique, absolument nécessaire. Les raisons mystérieuses invoquées par Walter pour motiver l’intervention sont d’ores et déjà dépassées…
— J’ai connu un chamane, il y a longtemps. Nos rapports étaient tendus comme une peau de tambour…
— Le rapport de Jules et les recherches que j’ai effectuées confirment qu’il s’agit d’un sorcier-chamane du désert de Gobi, un oyun ouïgour, à en croire les motifs brodés sur sa tunique. Mais qu’est-ce qu’un chamane vient faire à Paris ?
— Les boutiques du Chant des Alizés ? Je plaisante, sorcière, je plaisante ! Le mieux serait de poser la question à Walter.
— Excellente suggestion, démon. Malheureusement, c’est impossible.
— Pourquoi ? Il est toujours aussi… sombre ?
— Pire que ça ! Walter s’est envolé.
— Hein ?
— Eh oui, démon ! Disparu, le responsable de l’antenne française ! Comme Fulgence ! Introuvable…
— Youp… euh, je veux dire, ça y est, tu es vraiment seule !
— Seule pour gérer une situation ingérable. Pour garder un œil sur les dossiers ouverts, la disparition du Sphinx et le vol du cercueil d’Ombe. Pour m’occuper du chamane. Pour gronder Jasper. Pour organiser la recherche de Nina.
— Tu comprends quelque chose à l’attitude de Walter ?
— Franchement non. Partir subrepticement, sans explication, sans même un mot, sans emporter son téléphone ! Ça ne lui ressemble absolument pas.
— Remarque, tu me l’as bien dit, ce matin, que quelque chose ne tournait pas rond chez lui, depuis la mort d’Ombe et le silence du Sphinx.
— C’est plus grave que ça, démon. Il a vraisemblablement cédé à la panique ! J’ai rarement vu une expression aussi effrayée que celle de Walter fixant la photo du chamane, dans le dossier. Je me demande qui est réellement ce sorcier oyun. Jusque-là, Walter n’avait jamais perdu son sang-froid…
— Rien n’est éternel, sorcière. Je t’avais prévenue…
8
Lorsque je sors du RER, au milieu d’un groupe de quadragénaires cravateux et serviettes-en-cuirisés, la nuit est tombée.
Une nuit sombre, sans lune.
Le quartier où m’entraînent les souvenirs de ma dernière communication avec Fafnir (un Fafnir étonnamment silencieux depuis), me change agréablement des entrepôts et autres usines désaffectées auxquels m’ont, jusqu’à présent, habitué mes filatures.
Comme je n’ai rien d’autre à faire que marcher et gamberger, je songe avec amertume à mon téléphone oublié. Avec lui, j’aurais pu contacter mademoiselle Rose, et un autre que moi ferait claquer ses semelles sur le trottoir.
J’aurais pu également appeler ma mère et la prévenir que je serai en retard pour le dîner…
Un sentiment de tendresse mêlé de remords m’étreint le cœur. Pauvre maman, je ne t’épargne guère en ce moment !
— Que veux-tu lui faire payer en agissant de la sorte ? je me rabroue à voix haute.
Peut-être ne plus pouvoir, même un instant, essayer d’être un enfant.
Enfin… Je m’apitoierai sur moi-même une autre fois parce que, ce soir, c’est Nina qui est en fâcheuse posture, entre les mains d’un vampire.
Et, pour ne rien arranger, je suis son seul espoir.
C’est dire à quel point la situation est désespérée…
Voilà, on y est. Ou plutôt j’y suis.
Je me heurte à la grille fermée. Au fond du parc, le manoir brille comme une devanture de magasin. La lumière jaillit par toutes les fenêtres. Une musique de clavecin, assourdie, parvient jusqu’à mes oreilles. Une fête ? Il ne manquait plus que ça !
Ouvrir les portes, je connais. Il y a beaucoup d’ennuis qui en sortent ! C’est le tour que j’ai eu, pour l’instant, le plus d’occasions de pratiquer (c’est-à-dire deux fois en deux semaines : pour enfermer Fabio dans une cave et pour m’introduire dans l’appartement d’Ombe). Quand je me serai fait virer de l’Association pour désobéissance, négligence et mise en danger de la vie d’autrui, je pourrai toujours me reconvertir dans le cambriolage…