— Appelle Rose, demande l’aide de l’Association.
— Je voudrais bien, mais… mais j’ai perdu mon téléphone. Autrement tu crois que je serais là, tout seul, à jouer les équilibristes sur la fenêtre d’une maison bourrée de vampires ?
— Euh… oui.
— Oui ? Comment ça, oui ?
— Je te crois capable de tas de choses débiles.
— Ah ah ah !
— Tu fais quoi, la ?
— Je suis en train de m’esclaffer – what else ?
— Au secours… À force d’être lourd, tu vas tomber.
— C’est moi qui aimerais bien crier au secours. Et maintenant, je fais quoi ?
— Tu n’as pas une jeune donzelle à tirer des griffes d’affreux kidnappeurs ?
— Si, bien sûr. Je dois retrouver Nina, c’est ma priorité. – Article 8 : « L’aide à un Agent prime sur la mission en cours. »
— Chef oui chef !
— Alors au boulot, soldat ! »
Abandonnant les deux vampires à leur véhément conciliabule, je regagne la fenêtre ouvrant sur le débarras et retrouve le lierre.
Je me hisse au dernier niveau.
La margelle, plus large, me permet de poser un genou et de souffler avant de regarder à l’intérieur. Gagné : dans la soupente mal éclairée, cinq humains sont assis sur le sol, attachés les uns aux autres, les mains dans le dos et les yeux bandés ; bâillonnés.
Parmi eux, je reconnais la silhouette gracile et les cheveux roux de Nina.
« Tu es tombé sur le garde-manger, vieux.
— Et sur le garde garde-manger… »
Sur une chaise, près de l’entrée, un vampire a l’air de s’ennuyer immortellement.
Quelles sont les options ?
Je surgis dans la pièce, je parviens – je ne sais comment – à neutraliser le vampire et à détacher les prisonniers.
Ensuite ?
— Si les bruits de la lutte n’ont pas attiré les deux vampires du deuxième étage ou les trente autres du premier, je continue dans un murmure, j’exfiltre, dans le silence le plus complet, les humains par l’extérieur, grâce à une corde que je ne possède pas…
« Pas terrible comme plan.
— C’est ce que je me disais aussi.
— Au fait : un vampire a l’ouïe fine et le regard perçant. Comment ça se fait qu’ils ne t’aient pas encore repéré ? »
Je secoue mon poignet. La pierre et le bois gravés de runes font gling-gling.
« C’est magique, Ombe.
— Tu as d’autres tours dans ton sac pour sauver ces malheureux ?
— Pas eu le temps. Les événements me sont tombés dessus comme les reproches de Walter sur un pauvre stagiaire.
— Jolie, l’image !
— Je savais que ça te plairait. »
Je sors Fafnir de ma poche. Quelle que soit la solution envisagée ou la décision prise, je manque cruellement d’informations : configuration intérieure de la maison, nombre exact de vampires, emplacement des portes…
Sans oublier le sorcier, Otchi, que je n’ai pas encore vu.
Est-ce qu’il est reparti, est-ce que les vampires l’ont enfermé ? Éliminé ?
— Fafnir… A cenda i arta ar mardoryar… A nyarë nin… A tuwë yando ettelëa curuvar… Fafnir… A cenda i arta ar mardoryar… A nyarë nin… A tuwë yando ettelëa curuvar… Fafnir… Observe la forteresse et ses habitants… Raconte-moi… Et trouve le magicien étranger…
Le scarabée bourdonne et s’éloigne. Je sais qu’il parviendra à pénétrer dans la maison. Il ne me reste plus qu’à me montrer patient.
Je m’installe plus confortablement sur le rebord de la fenêtre.
« On attend, alors ?
— On attend. »
Je ramène machinalement le col de mon manteau autour de mon cou et serre mon écharpe. Mais je n’ai pas froid. Pourtant, ma respiration s’échappe en volutes de buée. Je me demande si c’est toujours l’action du collier protecteur, ou un trop-plein de magie qui met mon corps en surchauffe.
Je sors ma bouteille d’eau et apaise ma gorge irritée avec une longue goulée d’eau glacée.
« Pourquoi tu ris, Ombe ?
— Pour rien. Et puis je ne ris pas. Je me dis qu’on forme une fine équipe, tous les deux. Ou tous les trois, si tu comptes ton scarabée enchanté.
— Une fine équipe, oui. Dans laquelle c’est moi qui fais tout le boulot !
— Tu recruterais qui pour nous aider ? Si tu pouvais choisir celui ou celle que tu voudrais ?
— Mademoiselle Rose, sans hésiter.
— Pas Walter, pas le Sphinx ? Même pas Erglug ?
— Non, mademoiselle Rose. C’est bête, je sais, mais c’est la seule personne avec qui je me sens totalement en sécurité.
— Ce n’est pas bête, Jasper. Et c’est un excellent choix.
— Ouais. Seulement elle n’est pas là et je suis seul. Cela dit sans te vexer…
— Tu ne me vexes pas. Tu me rends triste, c’est tout.
— Je suis désolé… »
Silence. Je prends une grande respiration et mon courage à deux mains.
« Ombe… Qu’est-ce que tu voulais dire, tout à l’heure, avec ton : « Je pensais que tu avais compris ? »
Silence.
« Ombe ?
— Ouais, je suis toujours là. C’est juste que… je regrette d’avoir dit ça. C’était stupide.
— Ce n’était pas stupide. Juste incompréhensible.
— Laisse tomber, c’est pas important. »
Je me mords les lèvres. Je crois au contraire que ces mots, lancés sans réfléchir, ont une vraie importance. Comment convaincre Ombe d’en dire davantage, sans la brusquer ? Sans provoquer sa fuite ? Car la dernière chose dont j’aie envie en ce moment, c’est de me retrouver seul.
« Tu m’expliqueras, un jour ? »
Et voilà, je bats en retraite. La prise de risque, c’est pas ton truc, hein, Jasper ? Toujours prêt à escalader une fille, enfin, une maison pour sauver une fille, mais incapable d’en affronter une qui pourrait te laisser sur le carreau…
« C’est promis, Jasper. »
Je me tortille sur mon rebord inconfortable. Pourvu que Fafnir fasse vite, je n’ai pas franchement envie de passer toute la nuit ici !
« Hey, ça va, Jasp ? Je vois tes paupières qui se ferment. Si tu t’endors, tu tombes !
— Je ne dors pas, Ombe. J’ai seulement un coup de barre.
— Tu veux que je te raconte des histoires drôles ?
— Tes histoires ne sont jamais drôles. Si tu veux vraiment que je reste éveillé, chante-moi plutôt un truc. Un truc qui dépote.
— D’accord. Mais tu l’auras voulu…
Filling my soul with rage
Just one spark in my heart
To damn this world flames…
— … My burning fate seething with hate
To set this world a fire…
— Hey, tu chantes plutôt pas mal, Jasp !
— Je joue dans un groupe, t’as oublié ? Et puis je te l’ai déjà dit, ne m’appelle pas Jasp !