— Je dois continuer l’enquête, je lui dis en pointant le « dois ». Rentre chez toi, tu as eu ton compte d’émotions pour la journée ! Je sais que tu es un Agent et que tu te sens impliquée. C’est louable et légitime, mais je t’assure que je peux me débrouiller seul.
— Ça n’a rien à voir, avoue-t-elle, l’instant de surprise passé, en vissant ses yeux dans les miens et en s’accrochant à moi. Je n’ai pas envie de rester seule… Avec toi je me sens en sécurité.
C’est bien la première fois que j’entends une chose pareille ! D’habitude, c’est moi qui suis en demande de protection : mademoiselle Rose, Erglug, mes sortilèges nombreux et (a) variés (parfois)…
Elle insiste :
— Ne m’abandonne pas, Jasper. S’il te plaît !
J’ai parlé, déjà, des pleurs et du commutateur enfoui au cœur des hommes ?
Eh bien, il faut ajouter aux larmes la détresse, qui semble avoir le pouvoir de transformer n’importe quel garçon en héroïque chevalier servant.
Parce que je ressens tout à coup le besoin impérieux de protéger cette fille.
— D’accord, d’accord. On reste ensemble.
De toute façon, après avoir jeté des regards inquiets dans notre direction, la famille Morte-de-peur s’est éclipsée, jugeant sans doute notre comportement un brin déroutant.
Comment leur en vouloir ? J’espère seulement qu’ils n’appelleront pas la police trop vite. Pas avant que l’Association ait le temps de nettoyer le foutoir.
— Tu as ton téléphone ? je demande à Nina.
— Euh… on me l’a pris quand on m’a capturée. Désolée !
— Tu connais le numéro d’urgence par cœur ?
— Je l’avais enregistré sur mon portable. Il est plutôt difficile à retenir…
— Impossible de contacter l’Association, alors. C’est embêtant. Très embêtant.
D’autant plus embêtant que le seul moyen qui me reste de joindre mademoiselle Rose, c’est d’utiliser un charme de communication. Avec cette fille qui s’accroche à moi comme un Post-it sur un frigo, cette solution semble compromise.
— Tu as vraiment perdu ton téléphone ? me demande Nina.
— Je l’ai oublié dans un café. Je t’ai déjà dit de ne pas rire !
— Je ne ris pas. J’ai trop froid pour ça. Tu n’as pas froid, toi ?
— Non.
Nina tremble, en effet. Elle n’est pas bien épaisse. Petite et mince. Bien foutue, je le remarque seulement. Jolie. Si on aime les rousses… Nina a de superbes yeux verts (je l’ai déjà dit ?) qui ressortent sur un visage doux, piqueté çà et là de taches de son. Ses cheveux sont coupés dans le cou. Elle porte une écharpe crème. Un gros bleu s’étale sur une pommette.
— Qu’est-ce que tu regardes ?
— Rien, je m’empresse de répondre. Les… les vampires t’ont frappée, on dirait.
Elle baisse la tête et enfonce plus profondément les mains dans son blouson de cuir.
— Aristide… Il m’a giflée. Très fort. J’ai perdu connaissance…
Je ne dis rien. J’ai assisté à la scène, en direct.
Salaud de vampire ! S’il n’était pas déjà à l’état de compote sanguinolente, je l’aurais brûlé avec joie !
— Ça te fait mal ?
Elle fait non, puis me questionne à son tour :
— Tu as une idée sur la façon dont on va retrouver le gars au tambour ?
J’en reste coi.
— Quoi ?
— Ben oui, le petit gars tout chauve qui joue du tambour. Je le suivais, à la demande de mademoiselle Rose. J’ai été enlevée au moment où il s’est mis à jouer de son truc, devant trois hommes qui le menaçaient. Tu le filais toi aussi, non ?
Alors ça, c’est la meilleure ! Mademoiselle Rose confie une mission de cette importance à une… gamine, et elle me tient à l’écart ? M’ignore superbement ? Non mais dites-moi que je rêve !
— Bien sûr, je réponds après avoir toussoté. Sinon, comment j’aurais assisté à ton enlèvement ?
— Logique, acquiesce-t-elle.
— Quant aux trois hommes menaçants que tu as vus, j’ajoute sur le ton de la confidence (avec l’air de celui qui en sait beaucoup), ils travaillaient pour l’Association.
— Travaillaient ?
Sa voix est montée dans les aigus. Ça lui apprendra à se prendre pour une espionne !
— Sache que le gars au tambour, comme tu l’appelles, porte le nom d’Otchi et que c’est un sorcier. Les autres n’avaient aucune chance.
J’ai volontairement utilisé un ton lugubre, qui provoque l’effet désiré : Nina se serre à nouveau contre moi.
« Bravo, Jasper. Quelle technique ! C’est tout ce que tu as trouvé pour attirer les filles : leur faire peur ? C’est lamentable !
— Ombe ! Tu… tu es là depuis longtemps ?
— Suffisamment pour assister à ta prestation douteuse !
— Tu es dure.
— Si quelqu’un me semble dur, c’est toi… Qu’est-ce qu’elle en pense, la petite ?
— Mais… Ma parole, tu me fais une crise de jalousie !
— Moi, jalouse ? Jalouse d’une greluche accrochée à un blaireau comme un morpion sur (CENSURE) ?
— Elle s’appelle Nina. C’est un Agent stagiaire, comme moi… et comme toi. Elle a passé une très mauvaise soirée. Je pense qu’elle n’a pas besoin de ta mauvaise humeur !
— …
— Ombe ?
— …
— Ombe !
— Ouais, bon, d’accord, je suis désolée, ça te va ?
— Ça me va. »
— Jasper ? Tout va bien ?
Nina m’observe, inquiète.
— Oui, ça va, pourquoi ?
— Pour rien. Tu avais l’air… carrément ailleurs.
— Je réfléchissais.
— Et ça donne quoi ?
— J’ai un plan pour retrouver Otchi… Eh, tu trembles toujours ! On va descendre dans la station. Je ne sais pas s’il y fait chaud mais on échappera au moins au vent.
Elle me lance un regard plein de gratitude, prend les devants et dévale les marches.
Je n’essaye pas d’appeler Ombe. Je sais seulement que, même s’il lui arrive de s’absenter (et pas forcément au bon moment), elle ne me laissera pas tomber.
Ça suffit pour me redonner un peu du moral dont je vais avoir bien besoin, une fois listés les nouveaux problèmes que je me trimballe comme des trophées : une assemblée de vampires assassinés, un dangereux sorcier en fuite, une fille dont je me trouve promu garde du corps, et, pour coiffer le tout, l’impossibilité de contacter l’Association.
Comme dirait le philosophe troll Hiéronymus : « Y a pas que dans la mer que tu peux être plongé jusqu’au cou… »
Post-it
Les nuits sans lune, les choses faites sont mal faites.
13, rue du Horla
Deuxième étage – Bureaux de l’Association
— Allô ? Mademoiselle Rose ?
— Jules ! J’attendais ton appel avec impatience !
— C’est que je… je… je ne sais pas quoi dire. C’est… carrément dégueu !
— Calme-toi, Jules. Respire. Qu’est-ce qui se passe ?
— J’ai suivi la piste du chamane et du vampire, comme vous me l’aviez demandé. Du parc Francescano jusqu’à la petite banlieue, via le RER, cette piste m’a conduit à une maison en plein milieu d’un parc mal entretenu, rempli d’arbres, d’ombres et de grognements bizarres. Je ne m’y suis pas engagé tout de suite. Vous m’aviez dit d’être prudent !