Il me fait payer mon manque de confiance en m’envoyant des images en noir et blanc, muettes de surcroît (à moins que l’altération soit due au rembobinage…).
Un carreau de fenêtre manquant, au dernier étage. C’est par là qu’il est entré dans le manoir.
Une pièce vide, une porte ouverte, un couloir, des marches qui plongent dans les entrailles du bâtiment.
Fafnir se pose brusquement sur un tableau qui représente une mer agitée.
Un vampire fait son apparition dans les escaliers. Visiblement contrarié. Je le reconnais : c’est Aristide. Fafnir attend avant de le suivre et il fait bien, car un second vampire surgit à son tour. Un vampire portant sur le visage les traces d’une vilaine brûlure. Séverin…
Fafnir leur emboîte le pas.
J’ai l’impression de visionner un reportage amateur, tressautant et mal cadré ! Direction la grande salle où se tient le bal des vampires.
Les buveurs de sang bavardent en petits groupes.
Dans un coin se tient Otchi, le chamane percussionniste, avec sur les lèvres son indéboulonnable et énigmatique sourire. Les vampires gardent avec lui une distance que j’ai du mal à interpréter : mépris ? crainte ?
Aristide le rejoint et, sous le regard désapprobateur de ses congénères, parle à Otchi, en exprimant un regret manifeste.
Je relie immédiatement cet événement à la scène qui s’est déroulée entre Séverin et lui, à l’étage. Scène à laquelle j’ai assisté en direct, de l’autre côté de la fenêtre. Ça chauffait drôlement. Si mon interprétation est exacte, Séverin a désapprouvé l’initiative d’Aristide. Otchi n’était pas le bienvenu chez les vampires et c’est sans doute ce qu’Aristide est en train d’expliquer au petit homme.
Mon cœur bat plus fort. Est-ce que le sorcier va se vexer, s’énerver et éventrer tout le monde ? Je retiens mon souffle.
Mais non. Pendant que Séverin, mécontent, reprend l’escalier en direction de la sortie (il a échappé au massacre, celui-là ; il y a un dieu pour les salauds !), Otchi semble se ranger aux arguments d’Aristide, posant en retour une simple question qui décontenance le vampire. Finalement, Aristide sort un calepin de sa poche, griffonne quelque chose dessus, arrache la page et la lui tend.
— Zoom, zoom dessus, bon sang, je murmure.
Mais Fafnir ne zoome pas et le papier disparaît dans la manche d’Otchi qui remercie Aristide avec deux trois courbettes avant de gagner à son tour le rez-de-chaussée.
Comme je le supposais, le sorcier a survécu. Mais contrairement à mes supputations, il n’est pas l’auteur de la tuerie.
Fafnir s’apprête à lui filer le train quand, alerté par une menace invisible, il se retourne. Les vampires se sont tus. Ils fixent l’escalier desservant les étages, une expression inquiète sur le visage. Inquiétude qui vire à l’effroi, tandis que l’image transmise par Fafnir tremble, hoquette et déraille.
Fondu au noir.
Fin de la retransmission.
J’émerge du petit film en battant des paupières.
Qu’est-ce que tout ça veut dire ? Je récapitule silencieusement, tandis que Nina m’observe, à quelques mètres du banc :
1. Otchi n’était pas le bienvenu chez les vampires et Aristide a commis une erreur en le ramenant dans leur quartier général.
2. Séverin occupe un poste important dans la hiérarchie des vampires puisqu’il s’est permis d’engueuler Aristide et a obtenu qu’Otchi quitte le manoir.
3. Comme je le supposais, Otchi est un sorcier puissant, suffisamment en tout cas pour qu’une assemblée de vampires préfère le chasser plutôt que lui régler son compte.
4. Otchi a obtenu d’Aristide une information (un nom ? une adresse ?) très certainement en rapport avec la raison de sa présence à Paris (Walter ?).
5. L’auteur du carnage était à l’intérieur de la maison.
6. Il a fichu une telle pétoche à Fafnir que celui-ci en a oublié d’enregistrer la scène.
7. Si Fafnir s’en est tenu à mes directives et puisqu’il a réchappé du massacre, il a forcément suivi Otchi…
— Jasper ?
Je me retourne vers Nina.
— Mmmh ?
— Le train arrive. Qu’est-ce qu’on fait ?
— On monte, je dis en me levant. Notre cible est à Paris.
Se détachant avec netteté, les détails de la première scène envoyée par Fafnir brillent à présent sur l’écran de ma mémoire. Un nom sur une plaque, un numéro en fer forgé : 1857, rue Allan-Kardec.
Nina me regarde.
On s’est assis l’un en face de l’autre, dans un wagon presque vide.
— Jasper ?
— Quoi ?
Je suis tellement persuadé qu’elle va me prendre le chou avec mon don que je réponds sèchement, pour la décourager d’aller plus loin.
Peine perdue.
— Je voulais te demander… continue-t-elle après une hésitation.
— Si c’est au sujet de mes talents particuliers, on en a déjà parlé ! je soupire.
Elle secoue la tête.
— C’est par rapport à Ombe.
Je reste un moment sidéré. Je m’attendais à tout sauf à ça.
— Ombe ? je réponds en toussotant.
— On raconte, parmi les stagiaires, que tu l’aimais bien.
Misère…
— Je, hum, oui, c’est vrai. Mais… pourquoi tu me dis ça ?
Elle se mord les lèvres.
— Sa… disparition a dû te faire un choc. Moi, c’est pas pareil. Sa… perte nous a tous touchés, les stagiaires. Mais je ne la connaissais pas beaucoup. Le seul souvenir personnel que j’ai d’elle, c’est une séance d’entraînement aux arts martiaux. Elle m’a mis une raclée que je ne suis pas près d’oublier !
Je ne peux empêcher un sourire d’éclore sur mes lèvres. J’imagine la scène !
En fait, je n’avais pas pris conscience que les liens qui unissaient Ombe à l’Association n’étaient pas seulement constitués de Walter, mademoiselle Rose et de moi. Les stagiaires l’avaient également tous connue, et tous avaient partagé des petits bouts de sa vie.
— Je voulais te dire que… j’étais désolée pour toi, poursuit Nina, visiblement affectée. Je n’ai pas eu l’occasion de le faire avant. Mademoiselle Rose nous avait interdit de te rendre visite à l’hôpital. Ensuite, les missions se sont enchaînées et…
Je lui prends la main. Elle se tait, surprise.
— Merci, Nina, c’est gentil.
Elle me renvoie un sourire un peu pâle. Je retire ma main, appuie ma tête contre la paroi du wagon et fais semblant de m’assoupir, mettant un terme à cette embarrassante situation.
C’est la première fois que j’évoque Ombe avec quelqu’un. Ça me fait tout drôle. D’autant plus drôle que si, pour les autres, Ombe est morte, ce n’est pas le cas pour moi. Enfin, pas tout à fait.
Pratiquant ce que je fais de mieux après les calembours moisis et les sortilèges détonants (ou l’inverse), je m’empresse donc de fuir. Je repousse dans un coin de ma tête les pensées qui me mettent mal à l’aise et renoue le contact avec Fafnir.
— Fafnir ? Fafnir ? Fafnir ?, je murmure, le plus silencieusement possible.
Mon scarabée répond aussitôt. Le projecteur se met en marche et les images se bousculent à nouveau dans ma tête. Des images en couleurs. Soit Fafnir a cessé de m’en vouloir, soit le noir et blanc est la marque exclusive du passé.
En tout cas, il n’a pas changé de place : il est toujours perché sur son panneau, devant le numéro 1857 de la rue Kardec.
Qu’est-ce qu’il attend pour bouger, ce flemmard ?
— Faren muruina ! A tuwë yando ettelëa curuvar, hortalinqua ! A nyarë nin man cararo… Faren muruina ! A tuwë yando ettelëa curuvar, hortalinqua ! A nyarë nin man cararo… Assez roupillé ! Trouve le magicien étranger, en vitesse ! Raconte-moi ce qu’il est en train de faire !
Je sens une hésitation. Une appréhension.