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Puis la force de mon commandement (ou la volonté de me faire plaisir…) prend le dessus et Fafnir se déplace jusqu’à la porte cochère.

Là, bourdonnant devant l’interphone, il marque un temps d’arrêt. J’en profite pour lire les plaques en cuivre vissées les unes au-dessus des autres :

« Dr Marteens, proctologue, 2e étage – Sur rendez-vous ».

L’assemblée vampirique n’ayant pas dégénéré en partie fine, je ne vois pas Otchi recourir aux sévices d’un tel praticien.

« Dr Folamour, ongles incarnés, retours d’affection, 5e étage – Consultations à toute heure ». Même remarque ! « Cercle littéraire amateur réservé aux Vieilles Patates, 3e étage ». Bonjour, moi Otchi, touriste de Sibérie, vouloir apprendre à éplucher correctement langue de la France ! Non, pas ça non plus.

Ah ! Voilà : au premier étage, un « Cénacle spirite ». Ça semble plus dans les préoccupations d’un sorcier, les esprits. Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant, pourquoi si brusquement ? Et pour quoi faire ?

Réponse à l’étage.

Fafnir repart et vole pesamment le long de la façade.

Première fenêtre, un étudiant noyé dans ses cours.

Deuxième fenêtre, une cuisine dans laquelle s’active un père de famille, bombardé de mies de pain par trois gosses en état d’hyperactivité évidente.

Troisième fenêtre… Rideaux. Tirés. Des rideaux épais dissimulant quelque étrange cérémonie. C’est là ! Fafnir me retransmet d’ailleurs une longue plainte et des cris. Vite ! Tout en bas du tissu masquant la scène, un rayon de lumière. Mon scarabée se précipite et… Euh… Non, finalement, ce n’est pas là. C’est seulement une chambre à coucher. Je sens mes joues qui s’empourprent.

Penaud, Fafnir se déplace jusqu’à la quatrième fenêtre.

Cette fois, aucun doute. Les rideaux de velours rouge sont à peine tirés sur une pièce haute de plafond, éclairée par des bougies blanches de différentes tailles. Le parquet est consciencieusement ciré et les rayonnages, fixés aux murs, débordent de livres anciens.

Une table ronde, lourde, en bois sombre, occupe le centre.

Cinq personnes sont assises autour et se tiennent la main : quatre dames respectables auxquelles on aurait donné l’hostie sans confession, habillées avec le goût d’un autre âge, et Otchi qui, avec son crâne sans poils, ressemble à une marionnette de cire.

— Les esprits vous écoutent, grand maître. Exposez votre requête.

C’est une des femmes qui vient de parler. Sa voix est étouffée par l’épaisseur du vitrage, mais il me semble bien l’entendre trembler.

Pourquoi a-t-elle appelé Otchi « grand maître » ? Peut-être qu’il en connaît un rayon en matière d’esprits. Je ne suis pas très au fait des spécialités mongoles.

Otchi remercie son hôtesse d’un signe de tête et prend la parole. Sa voix est grave et puissante. La langue qu’il utilise grince dans l’air comme une craie sur un tableau…

— A Gimoa sharkû Gûli, snagahaiishi…

Un irrépressible frisson me parcourt. Fafnir, lui, tremble carrément. Quant aux spirites, elles ont brusquement pâli. D’où provient ce dialecte ? De Sibérie ? Non. Il y a quelque chose d’elfique dans les inflexions. Un elfique corrompu. Ou bien terriblement archaïque. Le pire, c’est qu’à la réflexion, je suis sûr d’avoir déjà entendu cette langue…

Les événements me ramènent auprès du Cénacle qui, à mon avis, est en train de vivre avec Otchi sa plus étonnante expérience.

La table se met à fumer.

À exsuder des volutes blanchâtres, des formes spectrales d’une inhabituelle densité.

L’une des participantes pousse un cri d’effroi et sert les mains de ses plus proches consœurs, à se faire blanchir les jointures.

— Nous répondons à ton appel, Oyun. Mais tu as peu de temps. Nos mouvements sont épiés.

C’est un spectre qui a parlé, d’une voix chuintante et en français. Je reste estomaqué par ce prodige. L’Ami des Morts, dont le Livre des Ombres m’a servi à arracher des lambeaux (de paroles) à un cadavre dans le tréfonds d’une morgue, n’a jamais mentionné le cas de spectres parlants. Otchi est fort. Très fort.

Les formes brumeuses glissent dans la pièce, à la recherche peut-être d’une porte de sortie. L’esprit reprend la parole :

— Je n’ai pas le droit de dire, mais je peux écrire. Celui que tu cherches sera à cette heure-là à cet endroit.

Avec ses doigts flous, il trace quelque chose de bien réel sur le parquet. Des chiffres et des lettres, que je distingue à peine.

Otchi se penche avidement et hoche la tête. Pas mieux de mon côté : Fafnir est trop loin. Je grommelle de dépit.

Le sorcier se tourne vers les silhouettes vaporeuses, pour les remercier sans doute ou leur donner congé, quand un inquiétant crissement se fait entendre.

Le bruit d’une abominable déchirure.

Puis une fissure apparaît au centre de la table, dévorant le bois qui devient charbon.

Avec une étonnante vivacité, Otchi rompt le cercle et saute de sa chaise pour se précipiter à l’écart.

Sous l’œil médusé des spirites.

Qui ne voient pas les racines ténébreuses jaillir de la crevasse.

Bon sang, mais qu’est-ce que c’est que cette horreur ? D’où ça sort ? Des racines grosses comme le bras, tordues et torturées, longues comme des fouets et noires, plus noires que la plus sombre des obscurités…

Elles s’abattent d’abord sur les vieilles dames, s’enroulent autour d’elles en suintant un goudron visqueux, aspirant leur vie et consumant leurs vêtements. Leurs hurlements s’éteignent au fur et à mesure que leur chair se liquéfie.

En quelques secondes, les membres du Cénacle spirite de la rue Allan-Kardec sont devenus des cadavres calcinés, figés dans l’horreur à la façon des victimes des volcans.

Les lianes ignobles poursuivent les spectres et les terrassent, indifférentes à leur inconsistance. Elles les attirent vers la fissure où ils se dissolvent en gigotant affreusement.

Je ne sais pas si les esprits ressentent encore la douleur, mais j’espère que non, parce que ceux-là sont en train de passer un sale quart d’heure.

Quand les racines infernales fondent sur Otchi, telles des hydres furieuses, je retiens mon souffle.

Je comprends à ce moment précis que – comme d’habitude – mes sentiments ne sont pas franchement clairs.

D’un côté, je souhaite voir le sorcier aspiré à son tour dans le néant, victime expiatoire de la force maléfique qu’il a inconsidérément réveillée ; parce que ça mettrait Walter définitivement à l’abri de ses intentions, quelles qu’elles soient.

De l’autre, je voudrais qu’il s’en sorte ; Otchi m’effraye, c’est vrai, mais il me fascine tout autant. J’avoue volontiers que j’aimerais en apprendre davantage sur lui. Et de lui ! Un sorcier avec autant d’esprits pourrait bien apporter – enfin – une explication à la survivance d’Ombe…

Indifférent aux soubresauts de mes pensées, Otchi fait courageusement face aux griffes ténébreuses dressées devant lui.

Il a en main son petit tambour rouge qu’il bat frénétiquement, accompagnant la cadence avec une mélopée ressemblant davantage au grondement d’un fauve qu’à une berceuse pour enfant.

Les racines hésitent. Je remarque qu’elles se racornissent par endroits, qu’elles se sclérosent. Corrodées de l’extérieur. Un effet de la magie d’Otchi ? D’une présence prolongée hors du monde de ténèbres où repose l’entité maléfique qui les a envoyées ?

Frémissant de colère, elles disparaissent brusquement dans la fissure où elles sont apparues.

Le sorcier titube, s’appuie contre le mur. Cet affrontement semble l’avoir considérablement éprouvé.

Il ouvre la porte et accorde un dernier regard aux cadavres calcinés encore agrippés à la table.