— Euh… non, mais oui, en fait, c’est Claudine qui m’a chargée de lui donner ça, j’aimerais mieux les lui remettre moi-même.
— Inquiète-toi pas, je vais les lui donner. Y devrait pas tarder.
— Y est parti où?
— Prendre un café au deuxième, y se sont payé une machine expresso.
— Oh wow!
— Ça boit pas du café comme tout le monde, la gang de la traduction.
— Je vais m’arranger pour le trouver là-bas. J’ai des petites choses à lui expliquer.
— C’est beau ce que tu portes.
— Oh! Merci… c’est gentil.»
Si j’avais été aveugle, j’aurais peut-être pu lui retourner le compliment. Quand je l’ai vue se diriger vers son bureau sur ses échasses de quatre pouces, d’un blanc lumineux, j’ai ressenti pour elle une forme de pitié. Elle m’a saluée en bougeant ses doigts sertis de faux ongles blancs, sanglés de bagues aux perles blanches parfaitement assorties aux boucles d’oreilles, bracelets, peigne décoratif et ombre à paupières blancs, comme son tailleur. Depuis son arrivée dans la boîte, elle traînait une réputation de fouine qu’elle honorait de belle façon chaque fois que l’occasion se présentait. Si j’avais eu une telle secrétaire, j’aurais probablement, moi aussi, poussé mes explorations du territoire jusqu’à trouver, sur un étage éloigné, une machine à café.
Je suis passée par les escaliers, le temps de retrouver mon courage. En arrivant au deuxième étage, j’ai vu Ji-Pi qui entrait dans l’ascenseur avec sa foulée énergique d’homme splendidement en forme. Je me suis précipitée pour le rejoindre, mais la porte s’est refermée au moment où je disais «Jiii-Piiii!» C’est sorti comme ça, ridiculement étiré. Je suis restée là, mes documents bidon à la main. La porte s’est presque aussitôt rouverte sur un Ji-Pi tout sourire, curieux de savoir ce que je lui voulais tant.
«Ah… euh… tiens, c’est Claudine qui m’a demandé de te remettre ça. C’est parce que j’avais affaire au quatrième, fait que… je passais par là…
— Mais t’es venue jusqu’au deuxième, ça doit être important?
— Non non, c’est à cause de la machine à café.
— C’est quoi, ces dossiers-là?
— Euh… aucune idée.
— Ah bon… hum hum… me semble les avoir déjà approuvés la semaine passée…
— Elle s’est peut-être trompée.
— Oui. Bizarre, quand même. Tu montes?
— Euh… oui.
— Tu voulais pas un café?
— Ah! Oui, nounoune, j’oubliais.
— OK. Merci pour les dossiers, je vais les revoir tout de suite, y doit y avoir quelque chose qui marche pas.
— Oui…
— Bonne journée!
— Oui…»
Fermeture feutrée de porte sur nounoune déconfite. J’ai laissé tomber le café et j’ai repris l’escalier, au petit trot, pour pouvoir digérer ma déconvenue en paix.
Je suis entrée dans le bureau de Claudine et me suis affalée dans la chaise des plaintes. C’est la chaise la plus usée de tout l’édifice.
«C’est n’importe quoi, ton histoire de frenchage. J’ai eu l’air conne, je m’haïs, pis Ji-Pi, franchement…
— Ji-Pi est un excellent petit tremplin.
— Y est ben trop beau.
— Y est indépendant, tête un peu forte, l’air trop solide pour l’être vraiment, c’t’un parfait candidat pour le frenchage.
— Pis y a une femme, ou mieux, une blonde!
— Mais tu t’en fous! Tant mieux, même. Tu veux pas le marier, tu veux même pas coucher avec, tu veux juste le frencher. Après ça, qu’y retourne à sa vie.
— Tu veux que je me venge de Jacques?
— Pantoute. C’est pas de la vengeance, c’est de l’égoïsme pur. En ce moment, faut que tu penses à toi, pis toi, t’as besoin de deux choses: faire passer le temps pis retrouver un peu de confiance en toi.
— Oh boy! Grosse réussite!
— Ça fait combien de jours que tu passes tes temps libres à rêver à Ji-Pi?
— Pantoute.
— Fais-moi pas accroire que ça t’a pas divertie un peu.
— À peine.
— Pis fais-moi pas accroire que tu te forces pas un peu plus le matin quand tu t’habilles.
— Un peu.
— Voilà. Ça sert à ça, les projets de frenchage. C’est inoffensif comme une tasse d’eau chaude au citron, mais ça fait du bien. Ça fait des mois que je t’ai pas vue en forme de même.»
Quand je suis revenue à mon bureau, j’avais un message de Jean-Paul Boisvert sur mon répondeur. J’ai secoué la tête comme un hochet: Ji-Pi m’avait appelée, moi. Le Tom Brady du département de la comptabilité avait composé MON numéro de poste.
«… écoute Diane… eee… si tu peux passer me voir quand t’auras une minute. Rien de pressant ni d’important. Quand t’auras une minute.»
«De même, c’est tout?
— Ben oui.
— Quin! Madame, j’ai eu l’air conne…
— Mais là, qu’est-ce que je fais?
— J’imagine que c’est pas une vraie question.
— Mais je vais avoir l’air conne!
— C’est sûr, mais tu vas y aller quand même.
— Garde-moi le siège des plaintes bien au chaud, je reviens.»
La porte de son bureau était fermée – rempart contre les risques d’éblouissement spontané. Après l’avoir averti au téléphone, Josy a tenu à m’ouvrir elle-même, comme un majordome un peu zélé, avec un mouvement de bras à la The Price Is Right. Ji-Pi était concentré sur son écran, les sourcils froncés, plus beau que jamais. La contrariété l’embellissait, lui donnait cette touche de sagesse qui manque aux hommes des revues. Ses cheveux étaient si drus qu’ils ne devaient pas laisser passer une main, même une fine main de femme. Ceux de Jacques avaient déserté doucement le navire jusqu’à ne lui laisser qu’une couronne de prêtre autour de la tête. Mais puisque les rides enjolivent le visage de l’homme, un simple rasage du caillou avait suffi à lui soustraire une bonne dizaine d’années et à le faire entrer dans la clique des hommes mûrs qui portent bien le coco. Il m’était quelquefois arrivé de sentir que j’étais victime d’un pernicieux transfert dans ce foutu mariage: je prenais en double les années qui passaient, les miennes et les siennes.
«Oh! Bonjour, Diane. Merci, Josy. Tu peux refermer derrière toi.
— Veux-tu que je prenne les appels pour que vous ne soyez pas dérangés?
— Non non, tu me les passeras, pas de problème.
— Ah! C’est un rendez-vous informel?
— Non, professionnel. Merci, Josy.»
Une fois la porte refermée, Ji-Pi a roulé sa chaise jusqu’à moi, de l’autre côté du bureau, et s’est mis à me parler sur le ton de la confidence: «Écoute, Diane, ça me met un peu mal à l’aise de te demander ça, en fait, c’est même franchement gênant, mais j’ai pas pu m’empêcher de remarquer tantôt…»
Les autres mots, sur le coup, je ne les ai pas entendus. J’ai bien vu que sa bouche remuait en suivant ses mains, mais ce qu’il m’a dit m’a complètement échappé, pendant de longues secondes. Silence radio. Ses mains, sa bouche, qu’il avait belles, m’hypnotisaient. C’est tout ce dont j’avais besoin. Qu’il s’en serve pour faire autre chose que m’embrasser ne me faisait pas de peine. Quand ses lèvres ont cessé de bouger, il a doucement posé ses mains sur le bureau en écarquillant les yeux pour me signifier que c’était à mon tour de parler.
«Euh…
— Excuse-moi. Je pense que c’est indiscret. Je suis désolé.
— Non! Non non. J’ai… euh… j’ai… J’ai juste pas entendu. J’ai pas entendu ce que t’as dit.
— Ah?