«Quel âge?
— Quoi?
— Elle a quel âge?
— Diane, c’est pas une question d’âge…
— JE VEUX SAVOIR SON FUCKING ÂGE!»
Je l’ai lu dans ses yeux de chien battu: d’un âge indécent, Diane, indécent, mais l’affaire est tellement banale.
«C’est pas ce que tu penses…»
Quand le mari de mon amie Claudine l’a quittée pour une de ses étudiantes, ce n’était pas ce qu’elle croyait non plus: «C’est une fille brillante, elle a lu tout Heidegger!» Pas sa faute, au beau Philippe, Heidegger avait éjaculé toute sa science philosophique dans le cerveau bien ferme d’une de ses étudiantes, et ça lui avait conféré une aura irrésistible. Qui est Heidegger? On s’en fout. Et Claudine s’en contre-torche tellement, d’Heidegger, qu’elle a mis la main sur une collection de ses ouvrages pour allumer ses feux de foyer et tapisser le fond de la litière de ses chats. Avec le temps, l’image de la nénette au cerveau farci de phénoménologie heideggerienne s’est agglomérée à celle des boulettes de caca. On fait ce qu’on peut pour se faire du bien.
Je suis restée assise dans le salon, dans le noir, toute seule, en fixant la télévision que Jacques avait éteinte. L’écran me retournait, légèrement déformée, ma silhouette immobile, tétanisée. Mon corps était prisonnier d’une chape de douleur et de honte qui freinait tout mouvement. Si je restais là encore un peu, je finirais par disparaître, lentement absorbée par le divan. Ce serait bien de disparaître ainsi, sans chichi, je ne ferais plus obstacle au bonheur de personne, moi, la femme plate.
Le soleil s’est levé du même côté que les autres jours. Ça m’a étonnée. La fin du monde semblait ne pas avoir d’emprise sur le mouvement des astres. Il faudrait donc continuer, malgré mon impérieuse envie de crever. Je me suis alors levée, doucement, pour ne pas briser mes jambes exsangues qui allaient devoir, elles aussi, me servir encore un peu. Je commencerais par me débarrasser du divan sur lequel j’avais uriné pendant ma catalepsie.
Je suis entrée tout habillée dans la douche. J’aurais voulu pouvoir enlever, comme des vêtements, tout ce qui s’accrochait à moi. Sur la céramique s’entremêlaient le surplus de teinture de mon tailleur neuf, mon urine, mon mascara, ma salive, mes larmes. La vraie saleté ne partait pas.
Dehors, dans un tas pêle-mêle sur la belle pelouse fraîchement tondue, j’ai jeté tous les coussins. Je suis ensuite allée à la cave prendre une masse pour démolir le divan, en y mettant tout ce qu’il me restait d’énergie. J’ai même donné accidentellement un grand coup dans un des murs. Ça m’a fait du bien. Si je n’avais pas été aussi fatiguée, j’aurais réduit la maison en poudre.
Jacques m’a appelée le surlendemain pour voir si j’allais mieux et me demander, par respect pour ceux que nous aimions, de jouer le jeu du «tout-va-très-bien-madame-la-marquise», le temps de préparer les enfants, nos familles, nos collègues. Et comme notre vingt-cinquième anniversaire de mariage approchait et qu’il trouvait insensé de tout annuler – «Je sais que j’aurais dû y penser avant…» –, il tenait à ce qu’on fasse acte de sagesse en passant cette soirée ensemble, dans une sérénité familiale que tout le monde «attendait et méritait». Je me suis sentie comme ces épouses indiennes qui, le soir de leurs noces, demeurent à l’écart de la fête, recueillies cérémonieusement pour recevoir les vœux d’un bonheur qui déjà les exclut. Je n’ai jamais compris ce que ma vie pouvait avoir de méritoire pour les autres.
«Tu peux y penser pis me revenir là-dessus?
— Hum hum.»
J’ai toujours détesté ça: «revenir là-dessus».
J’ai pourtant suivi la consigne, j’ai réfléchi.
J’ai opté pour une solution simple, de mon temps: je me suis créé un profil Facebook (avec l’aide de mon fils Antoine, au téléphone). Ensuite, j’ai passé des heures à lancer des invitations d’amitié aux quatre coins de la province et bien au-delà. J’ai commencé par mes beaux-parents, ma belle-sœur, les cousins éloignés d’un peu tout le monde, nos collègues, amis, voisins, connaissances, ennemis, alouette. Dès qu’une personne acceptait mon amitié, j’inspectais sa liste d’amis pour m’assurer de n’oublier personne. Les commentaires fusaient de toutes parts sur mon arrivée tardive, mais ô combien soudaine et fulgurante! sur les réseaux sociaux. Je cliquais «j’aime» partout, à tout ce que les gens disaient, montraient, commentaient, même à ceux qui tenaient à dire qu’ils avaient joué à Tetris ou qui croyaient intéressant de faire savoir quel thé ils s’apprêtaient à boire. Je commentais tout avec un enthousiasme aussi vrai qu’une plante en tissu est naturelle.
Le soir même, j’avais trois cents vingt-neuf nouveaux amis et j’attendais encore une bonne centaine de réponses. J’ai alors composé mon tout premier statut Facebook à vie. Quand c’est possible, il faut que les premières fois soient marquantes, inoubliables.
Diane Delaunais ∙ 20 h ∙
Facebook, toi qui sais tout, peux-tu me dire si je devrais annuler les festivités de mon 25e anniversaire de mariage vu que Jacques (mon mari) m’a annoncé qu’il me quittait pour «Quelqu’un D’autre» (sexe non déterminé, mais prévisible)? Objectif: 300 «j’aime» d’ici demain. Faites circuler svp. Songe à visionner des fails pour voir du monde se péter la gueule.
J’ai ensuite éteint mon ordinateur, mon cellulaire, les lumières, la télé, j’ai verrouillé toutes les portes (avec chaînes et autres loquets de sécurité), j’ai avalé quelques somnifères et me suis recroquevillée en boule dans le lit de la chambre d’amis. Je souffrais beaucoup trop pour me réjouir de quoi que ce soit. Je voulais que les premiers jours se jouent sans que j’y sois. Que les gens s’écrivent, s’appellent, s’accusent, se consolent, le jugent, me plaignent, nous condamnent, s’exclament, soient horrifiés, analysent et commentent toute l’affaire sans moi; je ne me taperais pas les premiers grands malaises, les «mon-dieu-a-le-savait-pas» murmurés trop fort, les regards évités, les faces déconfites et les mains rabattues sur la bouche pour contenir la surprise ou le choc (ou le contentement, qui sait). Je ne me promènerais pas devant qui que ce soit en essayant de faire comme si je n’avais pas envie de mourir. J’en avais tant vu, au bureau ou ailleurs, tituber comme des zombis, les bras chargés de dossiers, en essayant de faire croire que ça allait. J’ai pris un congé coûteux comme une réception de 25e anniversaire de mariage et j’ai tout laissé en plan le temps de ressusciter; c’est une chose possible à quarante-huit ans, quand on a une belle banque de congés accumulés et quelques économies. J’avais lancé la nouvelle comme une carcasse viandeuse dans une foule de chiens affamés. J’espérais refaire surface quand il ne resterait plus rien, qu’un tas d’os blanchis que je pourrais ramasser sans avoir la nausée.
J’aurais aimé que tout le mal que je faisais en lançant une telle bombe me décharge un peu de ma douleur. Mais il n’aura finalement servi qu’à la rendre plus vive en me confrontant aux multiples tentacules de notre relation. Je m’étais toujours imaginé que les pires souffrances se vivaient par le corps; j’aurais échangé bien des accouchements sans péridurale contre cette douleur-là. Je sais de quoi je parle.
Pendant les semaines qui ont suivi, je n’ai accepté de voir que mes enfants. Ils souffraient eux aussi, évidemment. Les autres ont tambouriné à qui mieux mieux à ma porte et dans toutes mes boîtes à messages. Je les vidais sans rien lire ni écouter. J’ai même définitivement supprimé mon profil Facebook, sans lire les quatre cent soixante-douze commentaires qui s’étaient accumulés. J’ai passé des jours et des nuits à fixer le plafond, sans rien faire d’autre que d’essayer de comprendre ce qui m’avait échappé. Quand je m’endormais, épuisée, c’était pour me réveiller dans un cauchemar plus terrifiant encore; je redécouvrais, chaque fois, qu’on venait de m’amputer. La douleur ne s’estompait pas, la plaie demeurait ouverte. L’air n’atteignait plus mes poumons. Les deux pieds dans la bouse de ma vie qui s’effritait comme une gaufrette, je me suis laissé avaler.