Du fond des ténèbres, j’ai trouvé la force de me donner une petite poussée pour remonter. The show must go on, comme chantait l’autre. Je l’avais crié à pleins poumons dans mon adolescence. Maintenant je le vivais.
Petit à petit, j’ai laissé les gens que j’aimais revenir dans ma vie, au compte-gouttes. C’est avec beaucoup de sollicitude qu’on m’abreuvait de maximes usées à la corde, comme des prières marmonnées depuis des siècles et des siècles. J’ai bu leur maladroite bonté comme du bouillon de poulet trop salé après une gastro. Sans me guérir, ils m’ont tout de même un peu sauvée de moi.
Il n’y a pas eu d’anniversaire de mariage célébré en grande pompe au Château Machin. Pas de beaux discours sur les vertus des serments qui durent, pas de vœux renouvelés, pas de vieille tante coiffée d’une pièce montée ni d’oncles soûls aux mains baladeuses. Surtout, pas de survivants sur le dance floor.
Avec l’argent que j’ai obtenu en vendant mes alliances, je me suis acheté de superbes bottes italiennes bleues hors de prix, je le dis sans honte, pour que mes pieds éclipsent tout le reste pendant un moment. La maison des jeunes à qui j’ai donné le reste de l’argent s’est dotée d’un jeu de baby-foot et d’une table de ping-pong. Que des jeunes tapent des balles sur les retailles de mon mariage me faisait du bien.
3 Où Claudine, sans trop de succès, tente de m’aider.
Mon amie Claudine m’a conseillé, comme on le fait toujours en pareille occasion, de m’accrocher à ce que la séparation m’apportait de positif. À quelque chose malheur est bon. Elle a eu la sagesse d’attendre quelques mois avant de me lancer ses bouées de sauvetage, sachant, pour l’avoir vécu elle-même, que la rage ressentie les premiers temps noie tout, la capacité à raisonner comme le reste.
«Penses-y, t’auras plus besoin de ramasser son linge sale, de laver ses bobettes dégueulasses.
— Jacques se ramassait.
— T’as le lit à toi toute seule maintenant!
— Je déteste ça. Pis je dors dans la chambre d’amis.
— La maison! Tu pourrais vendre ta grosse maison, t’acheter un petit condo en ville, pas d’entretien, à deux pas des beaux petits cafés.
— C’est la maison de mes enfants, toute leur enfance est là. Y ont encore leur chambre.
— Mais c’est plus des enfants, justement…
— Charlotte va revenir l’été.
— Come on! L’été… Prends-toi un condo avec une chambre d’amis, ça va faire l’affaire.
— Pis les petits-enfants, quand y vont venir me voir?
— T’en as pas!
— Pas encore, Antoine pis sa blonde en parlent déjà.
— Antoine? Y arrive pas à s’occuper de lui-même!
— Y est juste un peu désorganisé.
— Prends-toi un condo avec une piscine intérieure, y vont tout le temps vouloir venir te voir. Pis y vont sacrer leur camp le soir.
— J’suis pas prête.
— Sa famille! T’haïs pas ta belle-sœur, toi? La princesse avec ses morveux?
— Oh mon dieu! Je t’ai pas conté ça! Je l’ai revirée de bord sur un moyen temps.
— Pas vrai?
— Oui, une couple de semaines après le départ de Jacques.»
Dans un embrouillamini de conversations, un soir, Jacques avait lancé à sa sœur, qui se plaignait de ne pas avoir de vie, de ne jamais pouvoir s’arrêter, de n’avoir jamais une minute à elle, comme tout le monde, qu’on pourrait lui donner une pause en gardant ses enfants de temps en temps. J’ai le souvenir d’avoir ressenti une forte douleur à la poitrine en entendant sa proposition. Jacinthe, devenue mère par choix, au début de la quarantaine – elle trouvait absurde de gâcher sa jeunesse à élever des enfants avant ça –, avait désormais deux jeunes monstres à qui on n’interdisait jamais rien, qui n’avaient aucun respect des choses, des gens, qui n’avaient jamais attendu pour obtenir quoi que ce soit et qui ne voyaient pas l’utilité de se montrer agréables. Leur statut de dieux incontestés semblait les exempter des règlements et des conséquences qui allaient de pair avec leurs transgressions. Jacinthe n’a pas attendu qu’on confirme la faisabilité de l’affaire: elle s’est pointée, le mercredi suivant, avec un sac bien garni pour la longue soirée des petits. Pour elle: yoga chaud et petit souper avec ses amies dans un pub branché.
Même en l’absence du renouvellement de l’offre, elle s’est pointée tous les mercredis suivants, yoga ou pas, crossfit ou pas. Mon gentil Jacques n’a jamais cru bon de lui dire qu’il n’était pas poli de faire une interprétation libre d’«une fois de temps en temps» pour en arriver à «tous les mercredis sans exception». Nous ne lui avons échappé qu’à deux ou trois reprises, quand j’ai forcé Jacques à venir me rejoindre au restaurant… à 16 h 30. Que je n’aie, moi, jamais même songé à la possibilité de faire une heure d’un quelconque exercice quand mes enfants étaient jeunes semblait lui être totalement sorti de l’esprit quand il me disait, plein de conviction: «Mais elle a besoin d’une pause, c’est pas facile, deux jeunes enfants, rappelle-toi. Pis Georges est presque jamais là.» De toute façon, quand le beau Georges y était, il n’avait pas le temps de «garder» ses propres enfants. J’ai donc respecté l’engagement de Jacques pendant près de deux ans, autant parce que je ne voyais pas comment refuser que parce qu’il y avait quelque chose en moi qui voulait casser ces enfants.
Comme elle était sur la ligne de front quand j’ai lancé ma bombe Facebook, Jacinthe a cru sage de ne pas se pointer le premier mercredi. Sa mère lui avait sûrement enjoint, au nom du Dieu qui m’avait mariée, de ne pas laisser ses enfants à une hystérique qui sabotait les rencontres familiales. Les grands-parents ne les gardaient jamais, ils n’avaient plus la force de courir après eux et de les décrocher des rideaux. La semaine suivante, en se foutant royalement de l’état dans lequel je me trouvais, elle s’est pointée chez moi, à l’heure habituelle, juste avant le repas, bien sûr, avec son sac bien chargé pour les soirées qui s’étirent.
Elle a sonné plusieurs coups d’un doigt enragé, et fondu de bonheur en me voyant ouvrir.
«Ah! Mon Dieu! J’ai eu peur que tu sois pas là. Merci, mon Dieu! LES GARS, ARRÊTEZ DE COURIR PARTOUT, VENEZ ICI, MATANTE DIANE EST LÀ!
— Mais matante Diane est pas ben ben d’humeur à garder aujourd’hui. Avec la patience que j’ai, je risque plus de les étriper qu’autre chose.
— Tu dois quand même commencer à aller mieux, là?
— Non, pas vraiment.
— Pourtant, t’as l’air en forme.
— C’est trompeur.
— OK. Je comprends. Regarde: je fais mon cours, après je prends juste une petite entrée avec les filles, pis je reviens tout de suite. Je resterai même pas pour la soirée.
— Non, pas aujourd’hui, Jacinthe, désolée. Je serai pas capable. T’aurais dû appeler avant.
— Mais j’ai appelé cinquante fois! Tu répondais pas!
— Parce que j’ai pas envie de parler ni d’avoir de visite.
— Bon, OK, c’est plate, ça, c’est vraiment plate. Moi qui étais toute contente d’avoir enfin une soirée à moi, un peu de temps. Des fois, je me demande comment je fais pour pas virer folle. Je cours, je cours, du matin au soir… pis Georges qui est jamais là…