— Hein?»
Je me suis étirée le plus possible en dehors de la voiture pour réduire la distance qui nous séparait.
«POUVEZ-VOUS ME DIRE DE QUEL CÔTÉ ALLER POUR PRENDRE L’AUTOROUTE?»
Il a mis sa main devant son oreille, sans cesser de se bercer – étrange idée par un froid pareil. Bon, ce n’était pas poli de s’entêter à crier sans sortir de l’auto, mais il me semblait que ce ne l’était pas non plus de continuer à se bercer comme il le faisait. Tant pis, je me suis résignée à sortir pour courir jusqu’au petit escalier menant au perron. Les cailloux et le froid, intraitables, m’ont lacéré la peau de fesse que j’ai sous les pieds. Jacques aurait été malade à la seule idée de fouler un sol de campagne crasseux, probablement plein de crottes d’animaux et de crachats.
«Bonjour! Excusez-moi de vous déranger.
— Bonjour bonjour!
— Oui, bonjour! Je me suis un peu perdue, pourriez-vous me dire par où passer pour reprendre l’autoroute?
— Comment?
— JE CHERCHE L’AUTOROUTE.
— Vous partez d’où, vous là?»
D’où je partais? Surréaliste. Physiquement, j’étais devant lui, c’était une bizarrerie de me le demander; mentalement, je n’en avais aucune idée, sinon que j’étais coincée dans un filet inextricable d’idées noires.
«Z’avez pas de souillers?
— Ah! J’en avais, mais je les ai lancés dans le fossé tantôt.»
Je sentais que ça passerait. Il n’a même pas sourcillé.
«Rentrez donc, pauvre enfant, vous allez pogner votre mort amanchée de même.»
À le voir lutter pour se lever et marcher jusqu’à la porte, je lui aurais donné une bonne centaine d’années. Toutes ses articulations, cou inclus, semblaient soudées. Il avançait comme un automate de première génération. Chez certaines personnes, le corps veut longtemps.
Dans la maison, une odeur de beurre brûlé planait dans l’unique pièce du rez-de-chaussée. Sur le poêle qui trônait au milieu de la pièce, un léger fumet montait d’une petite marmite cabossée. Des légumes, probablement, tournoyaient dedans, en suivant les boucles de l’eau frémissante. Les murs étaient tapissés de photos, certaines très vieilles, d’autres plus récentes. Aucun des cadres n’était de niveau, comme si la terre venait de trembler. Le petit homme – j’avais presque une bonne grosse tête de plus que lui – n’a pas enlevé ses bottes avant de se diriger vers un gros coffre en bois posé au fond de la pièce.
«Je vas vous donner une paire de pantoufles. J’ai en pour une armée, pis ça sert pas icitte.
— Mais non, je veux pas que vous me donniez des pantoufles.
— Depuis que ma femme est morte, j’ôte plus mes bottes dans maison.»
Avec son rire sont apparus un impressionnant masque de rides et une série de chicots de dents noircies qui ne devaient plus servir qu’à manger du mou. Dommage, on devait pouvoir manger du maïs frais dans le coin.
«Pis y vient pas gros de visite.
— Mais je peux pas accepter…
— Vous êtes habillée en quelle couleur, vous là?
— Quelle couleur?
— Ma femme en a tricoté de toutes les couleurs, pour aller avec les vêtements, qu’à disait.
— Ah! Mes vêtements sont noirs.
— Noirs? Vous allez à des funérailles?
— Euh… non, j’aime le noir.
— Comment?
— NON, J’AIME LE NOIR.»
Il lisait les mots sur mes lèvres, j’essayais de prononcer gros.
«Ah bon, tant mieux. La question se pose, rapport que c’est la saison morte qui arrive, la faucheuse fait du ménage avant l’hiver. Bon, quin, je vous donne celles-là, vous viendrez piger dans le coffre si la grandeur est pas bonne. Vous devez avoir des grands pieds, je dis ça rapport que vous avez l’air grande.»
Il m’a tendu deux pantoufles différentes, l’une verte et blanche, l’autre brune, tricotées en bon «fortrel», comme disait ma grand-mère. Elles avaient la raideur caractéristique des fibres synthétiques. J’ai eu un petit coup de nostalgie.
«Merci beaucoup, vous me sauvez la vie. J’ai eu une drôle de journée, aujourd’hui.
— COMMENT?
— MERCI! J’AI EU UNE MAUVAISE JOURNÉE AUJOURD’HUI.
— Ah ben, j’ai une bonne nouvelle pour vous.
— Ah oui?
— La soupe est prête.
— Oh!
— Vous devez avoir faim si vous êtes perdue.»
Non, pas du tout, mais je ne voulais pas ruiner la seule bonne nouvelle de la journée. Il s’est dirigé vers la cuisine pour en revenir avec deux bols en bois et une louche, comme dans les contes pour enfants. Je n’ai pas osé le lui demander, mais j’aurais parié qu’il les avait lui-même gossés dans un arbre.
«Mettez-vous proche du feu pour vous réchauffer.»
Je lui ai obéi. Il ne pouvait rien m’arriver, ce pauvre homme à moitié sourd et à moitié aveugle marchait à pas de tortue. Même chaussée de pantoufles en fibre synthétique, je pourrais le semer en marchant. Avec une main plus sûre que je ne l’aurais cru, il a servi la soupe sans regarder, se fiant à l’odeur et à la chaleur. Et à l’habitude, j’imagine.
«Qu’est-ce que vous avez mis dans votre soupe?»
Il ne m’a pas entendue.
«Quin, ma petite madame.»
Il m’a tendu un bol et s’est assis sur une chaise, face au feu, à côté de moi. J’ai pensé «légumes de saison» en voyant flotter un morceau de panais et «petits animaux sauvages pris dans des pièges» pour ce qui semblait être de la viande.
«Vous vivez tout seul depuis longtemps?
— COMMENT?
— VOUS VIVEZ TOUT SEUL?
— J’suis trop vieux pour vous, ma petite madame, ha!
— Pfff…
— Je fais des blagues. Vous êtes pas petite.
— Ha!
— Je vis tout seul, mais Mariette vient en fin de journée.
— Tous les jours?
— C’est pour gagner son ciel. À l’a une couple d’affaires à se faire pardonner.
— Comme tout le monde.
— C’est ma sœur. Une petite jeunesse de quatre-vingt-deux ans. Une vraie force de la nature, c’est pas créyable.
— Vous avez quel âge, vous?
— Hein?
— VOUS AVEZ QUEL ÂGE?
— Y disent quatre-vingt-quatorze… mais je pense qu’y exagèrent.»
Si ce que «y» disaient était vrai, il avait vu passer la grande Dépression, la Deuxième Guerre mondiale, Elvis, la première télé, la chute du mur de Berlin, le drapeau du Québec et tout un tas de choses qu’on se félicite ou se désespère d’avoir inventées, dont la souffleuse à feuilles. Et combien des siens avait-il enterrés? Il se tenait pourtant là, tranquillement, comme n’importe quel homme, buvant sa soupe à même le bol, poussant avec ses doigts sur les légumes échoués au bord de ses lèvres pour qu’ils passent dans sa bouche. Je l’ai imité. Ce mélange de bouillon et de légumes trop cuits, à cheval entre la soupe et le potage, était étonnamment délicieux. S’il y avait de l’écureuil dedans, il était très bien cuit. Étrangement, mes malheurs n’avaient pas de prise sur moi dans cette maison, comme s’ils étaient restés dehors à m’attendre, en meute de loups affamés. Tout ce qui m’accablait jusqu’à l’étouffement l’instant d’avant me semblait tout à coup de la dernière importance. Je mangeais une bonne soupe, chaussée de vieilles pantoufles dépareillées.
«Je viens de perdre mon travail.
— Vous avez des enfants?
— Oui, mais y sont grands, y ont leur vie maintenant. Y a juste ma petite dernière qui étudie encore.
— Pas d’enfants?»
J’ai souri en lui montrant trois doigts.
«Sont en santé?
— OUI, SUPER!
— Bon, quand les enfants sont en santé…