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— Ben oui, je comprends, j’suis passée par là, j’ai eu trois enfants, moi. Sauf que j’avais pas de matante pour me les garder toutes les semaines, les miens. Personne s’est jamais offert…

— Je trouve ça vraiment plate que ce soient les enfants qui paient pour votre séparation. Pour eux autres aussi, c’est leur moment de la semaine.

— Mais va voir ton frère! Y est encore en vie, ton frère!»

Elle m’a fait une formidable face de bœuf qui la faisait ressembler à sa mère.

«Bon, pas le choix, on va sauter un autre cours. Avoir su, je me serais pas ruée aussi de bonne heure pour aller les chercher. Super! Pis moi qui ai rien pour souper… OK, LES GARS, ON S’EN VA, MATANTE FILE PAS!

— J’espère que tu vas te trouver quelqu’un de fiable pour garder.

— Quelqu’un de fiable…

— Oui, je pense que j’ai assez donné.

— T’es sérieuse? Tu nous flushes de même? Ben j’ai mon osti de voyage! Madame se sépare, la vie s’arrête, tout est fini, fait que mangez de la marde tout le monde, arrangez-vous!

— Moi, mon osti de voyage, je l’ai en te voyant débarquer ici comme une effrontée, toutes les semaines, pour me refiler TES enfants que TON frère t’avait offert de garder, pas moi, PAS MOI, ce qui m’a pas empêchée de les garder pratiquement TOUTES les semaines pendant deux ans, DEUX ANS!

— J’en reviens pas! Tout ce temps-là, je pensais que t’étais contente de les garder!

— J’étais contente, mais je l’aurais été encore plus si je les avais gardés une fois de temps en temps, comme on te l’avait offert.

— Mais c’est quoi pour toi, une soirée par semaine?

— La même chose que pour toi! La même chose!

— Tes enfants sont partis, toi!

— Ton frère aussi, ses enfants sont partis! Pis y sont deux, eux autres!

— Laisse faire, c’est beau, je vais retourner chez nous, fuck les cours, tant pis, même si je suis sur le bord de péter au frette, c’est pas grave, madame a besoin de toutes ses soirées à elle toute seule…

— HÉ! LA GROSSE ÉPAISSE! C’EST PAS TOI QUI SOUFFRES, C’EST PAS TOI, C’EST MOI! MOI! JE FAIS PAS CHIER PERSONNE, C’EST MOI QUI ME FAIS CHIER, J’ME FAIS CHIER PAR TON FRÈRE, PAR TOI, PAR BEN DU MONDE, OSTI DE NOMBRIL! FAIS COMME TOUT LE MONDE, PAYE-TOI UNE GARDIENNE! LES AS-TU DÉJÀ GARDÉS, MES ENFANTS, DANS LE TEMPS QUE TU LES AVAIS TOUTES, TES SOIRÉES? MAIS NON, JAMAIS, JAMAIS, PAS UNE CRISSE DE FOIS! QU’EST-CE QUE TU FAISAIS DE TOUTES TES SOIRÉES, CRISSE D’ÉGOÏSTE, HEIN?»

«J’aurais pas dû sacrer de même devant les enfants.

God! J’aurais tellement voulu être là…

— Attends. En claquant la porte, je l’ai entendue marmonner quelque chose comme «Mon pauvre frère, je comprends, là…», dans le genre. J’ai eu une montée de bile.

— La maudite bitch!

— Fait que j’ai rouvert la porte pis j’y ai crié: «Hé! La grosse, t’es trop vieille, pis trop grosse pour porter des leggings! Camel toe!»

— À porte des leggings comme pantalons?

Yes madame, avec des motifs.

— Ç’a dû te faire du bien?

— Même pas… je me suis écroulée de l’autre bord de la porte pis j’ai braillé toute la soirée.

— C’est les nerfs.

— Je vais m’ennuyer pareil de ces deux petits morveux-­là.

— OK, c’est pas positif, ça. On va trouver autre chose.»

Mais les efforts de Claudine ne servaient à rien, le départ de Jacques ne m’aidait pas: il faisait les poubelles, le recyclage, le compost, il cuisinait souvent – mieux que moi d’ailleurs –, pensait aux courses, payait les comptes, se souvenait des rendez-vous importants, n’arrivait jamais en retard, baissait la lunette de la cuvette, aimait le vin, les bonnes bouffes, mes amies et me rapportait, le samedi matin, des muffins aux céréales et aux noix. À l’exception de quelques poils en moins ici et là, je n’avais aucune raison domestique de me réjouir de son absence. «Quelqu’un D’autre» devait être en train de découvrir que son amant était aussi un gentil compagnon multitâche. Elle ne le laisserait jamais s’enfuir. C’est le problème quand on choisit trop bien son mari: il est difficile d’avoir ensuite à le partager.

«Tu devais être écœurée de l’entendre raconter les mêmes histoires, depuis vingt-cinq ans?

— Non. Y avait le tour de conter.

— Y s’habillait mal.

— Non.

— Y ronflait?

— Non.

— Y puait?

— Non.

— Quand y faisait du sport?

— Même pas.

— Y était désorganisé?

— Moins que moi.

— Y t’écoutait pas parler, y faisait semblant que ça l’intéressait?

— Non.

— Y lavait son char le samedi matin dans l’entrée de garage.

— Y a jamais lavé son char lui-même.

— Y mettait des bas dans ses sandales.

— Non.

— Pis y était tout le temps patient?

— Comme si y allait jamais mourir.»

Quand on a eu fini de faire le tour, je me sentais en suspension au-dessus d’un abysse insondable. Chacun de ses non-défauts me révélait un peu plus les miens, finissait par me faire croire que je n’avais jamais été, pendant toutes ces années, à la hauteur de l’homme qui m’avait mariée probablement plus par charité que par amour.

«OK, t’exagères, c’est n’importe quoi. Là, t’es dans la phase où tu magnifies ton ex, tu le prends pour Dieu, pis toi t’es de la marde. C’est normal, fais pas attention, ça va passer. Y était sûrement pas si extraordinaire que ça, ça va te revenir dans ta phase «détachement». On va trouver autre chose en attendant.

— Ça sert à rien…

— Ça fait passer le temps. Parce que ça va t’en prendre, du temps, beaucoup de temps. Pis comme y a pas l’air de s’enligner pour devenir tout de suite un trou de cul…

— Y sera jamais un trou de cul…

— … faudrait peut-être penser aux grands moyens.

— Comme?

— Y a une façon presque infaillible d’inverser les rôles.

Pfff

— Mais j’suis sûre que c’est pas ton genre. Je connais plein de gens qui l’ont fait, mais c’est pas ton genre, pis je respecte ça, pis j’suis pas certaine que ça serve autant qu’on le voudrait de toute façon…

— Tu dis n’importe quoi.

— Jacques est peut-être pas juste un gentil mari, ma belle chérie.

— Non, c’est un humain, comme tout le monde, mais y a toujours été un parfait gentleman avec moi.

— Osti de niaisage! Y t’a trompée, y t’a joué dans le dos! Pis y t’a dit que t’étais plate!»

J’avais pourtant cru que les mots, à force de les dire, s’usaient, se délavaient, devenaient comme des savons trop petits qui glissent des mains; ils avaient acquis, au contraire, une fabuleuse force destructrice qui leur permettait de fondre sur moi comme une marée noire. «Plate» comme dans «poignard».

«Cheap shot, vraiment, cheap shot, t’es juste une…

— Une quoi? Enweille! UNE QUOI? Choque-toi! Haïs-moi! Je vais faire ça pour toi! Haïs-moi, mais haïs quelqu’un! Y va pas revenir, ton Jacques, c’est fini, ma belle! Y est parti avec une pitoune de trente ans!

— Tu dis ça parce que tu t’es fait crisser là pis qu’y est jamais revenu, ton Philippe!

— Mais y va pas revenir, ton beau Jacques non plus, t’es dans le déni, ma pauvre, passe à autre chose, ça fait des mois! C’est un trou de cul comme les autres, pis y avait le goût de la chair fraîche, comme les autres.