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J’ai choisi le deuxième pour avoir plus de lumière. J’ai meublé deux belles chambres d’amis. Claudine s’est installée au rez-de-chaussée. Ses filles ont leur chambre au sous-sol. Tout le monde est content. Laurie se réjouit d’être en ville, le cégep est tout près. Adèle a été virée de son école privée pour un ensemble de raisons dont chacune était, aux yeux du directeur, suffisante à elle seule. L’affaire, bien qu’un peu humiliante – il y a ce vieil adage de la pomme qui ne tombe pas loin du pommier – arrange beaucoup Claudine.

«C’est gratos pis c’est à côté, fini les transports matin et soir pour madame qui se grouille pas le cul.»

Elle croit un peu naïvement que la nouvelle école va sortir sa fille de sa torpeur végétative. Je souhaite de tout mon cœur qu’elle ait raison. Et comme je la vois pratiquement tous les jours, une semaine sur deux, on se met à deux pour la brasser. Le mécanisme biologique est en parfait état de marche, son médecin l’a confirmé, hors de tout doute. Il ne reste qu’à faire démarrer la machine.

Alexandre a refusé d’être le parrain de son futur petit frère. Il trouve que son père «sur le retour d’âge» charrie un peu en lui demandant ça. Je sais que c’est mal, mais ça m’a fait du bien. Mon fils a voulu me venger, je lui en suis reconnaissante. Les bons sentiments viendront plus tard, quand nous serons venus à bout de la douleur.

J’ai abandonné l’idée de me mettre à la course. La vie m’offre déjà son lot de souffrances, je ne vois pas la nécessité d’en rajouter. Pas pour l’instant, du moins. C’est pour cette même raison que j’ai demandé le divorce sans attendre et sans faire d’histoire. J’ai encaissé ce qui me revenait, par les bontés du mariage – et l’adresse de mon avocat –, en restant sourde aux implorations de mon ex-belle-mère. Le mariage présente tout compte fait certains avantages: je ne suis pas pressée de me trouver un travail. Je me suis mise au tricot.

Par contre, je chausse tous les jours mes espadrilles et marche des kilomètres pour me réapproprier mon ancien quartier. Les arbres matures sont encore là, le vieux stade de baseball aussi, certaines écoles, même le coiffeur-barbier au coin de la troisième. Les petits cafés, les épiceries fines et les boutiques d’artisans pullulent un peu partout. Les ruelles et les balcons sont encore au centre de l’univers des gens d’ici. Par les soirées chaudes, on entend le tintement des verres, des bouteilles et de la vaisselle. Je ferme les yeux et je goûte sa musique, moi la «pas-de-beat». Le grand hoquet de ma séparation m’a ramenée ici, dans cette idée de mon enfance demeurée presque intacte.

Ces nouveaux espaces de vie m’ont permis de comprendre une chose fabuleuse: mes enfants ne sont pas Jacques. Le regard que je pose sur eux n’est en rien entaché par le fait qu’il est leur père. Au contraire, ils portent ce que j’ai le plus aimé de lui. Et je ne renierai jamais les sentiments que j’ai éprouvés pour cet homme. Essayer de traduire en mots l’amour que j’ai pour eux est un exercice vertigineux. Je les aime démesurément. Dans la balance, le reste compte si peu.

À la quincaillerie du quartier, dans la section «Jardinage» qu’on s’apprêtait à transformer en foutoir à pelles, je suis tombée sur une belle collection de nains de jardin. Si on m’avait dit un jour que j’achèterais un nain de jardin pour autre chose que faire une blague, je ne l’aurais pas cru. C’est tellement kitsch que ça verse dans le beau. Mon cœur de petite madame a flanché.

«C’est la grosse mode, ma petite madame. J’ai été en rupture de stock presque tout l’été. Ça, c’est les ceusses qu’on a reçus en fin de saison, c’est pour ça qui m’en reste encore.

— Sont pas en spécial?

— Oh non! Je vas les monter de trois piasses au printemps pis ça va s’envoler comme des tits pains chauds.»

Loin de moi l’idée d’être à la mode. Je veux seulement faire plaisir au petit Simon qui passe souvent par ici avec l’une ou l’autre de ses sœurs. J’en ai choisi un qui transporte une «tite brouette».

«Ji-Pi te salue.

— Oh oh! Le beau Ji-Pi! Tu l’embrasseras pour moi.

— J’y manquerai pas.

— T’as une drôle de face.

— Tiens, ouvre-nous ça.

— Du champagne? Pas du vrai?

Oh yes!

— Qu’est-ce qui se passe?

— Tu me croiras pas.

— Quoi?

— Philippe m’a enfin payé ce qu’y me devait!

— NON!!! PARTY!»

Le vendredi soir, c’est notre moment sacré, à Claudine et moi. On se débouche une ou deux bouteilles de solution temporaire et on refait le monde, en mangeant des plats du traiteur du coin. Pas de préparation, pas de vaisselle, pas de culpabilité, la grosse vie sale, celle que nos grands-mères n’ont jamais connue. Quand on est bien réchauffées, on se met de la musique et on danse, en pieds de bas sur le plancher verni du salon. Mon corps bouge au rythme qu’il décode. Je le laisse faire, il est libre. Laurie dit que je danse d’une façon «originale». Pour une femme plate coincée dans une histoire banale, c’est un beau compliment.

À propos de l'auteure

Née en 1974, à Québec, Marie-Renée Lavoie détient une maîtrise en littérature québécoise de l’Université Laval. Elle enseigne la littérature au Collège de Maisonneuve. Lauréate du Grand Prix de la relève littéraire Archambault, en 2011, elle a remporté un vif succès, autant critique que populaire, avec son premier roman, La petite et le vieux. Celui-ci a été finaliste, en 2011, au Grand Prix du public Archambault, au Prix France-Québec et au Prix des cinq continents de la Francophonie. Il est sorti vainqueur du Combat des livres de Radio-Canada, en 2012.

De la même auteure

La petite et le vieux, Montréal, XYZ éditeur, 2010; Montréal, Bibliothèque québécoise, 2012.

Lauréat de la 11e édition du Grand Prix littéraire de la relève Archambault 2011

Finaliste au prix France-Québec 2011

Finaliste au Prix des cinq continents de la Franco­phonie 2011

Le syndrome de la vis, Montréal, Éditions XYZ, 2012; Montréal, Bibliothèque québécoise, 2017.

À propos des Éditions XYZ

Fondées en 1985 par Gaëtan Lévesque et Maurice Soudeyns, les Éditions XYZ se sont imposées au fil des ans comme l’une des plus prestigieuses maisons littéraires du Québec. Les auteurs de la maison sont souvent finalistes ou lauréats de prix littéraires prestigieux: Prix du Gouverneur général du Canada, Grand Prix littéraire de la ville de Montréal, Prix France-Québec, Prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec, Prix des Cinq Continents de la Francophonie, etc. Leur renommée déborde même nos frontières puisqu’une cinquantaine de leurs œuvres ont été traduites en plusieurs langues: anglais, espagnol, allemand, russe, portugais, italien, roumain, tchèque, polonais... La maison publie une vingtaine de titres par année: principalement des romans, dont certains sont des traductions, mais aussi des essais. Soucieuse de rejoindre le plus grand nombre de lecteurs possibles, la maison publie maintenant la plupart de ses livres à la fois en version papier et en version numérique. En 2009, le groupe HMH s’est porté acquéreur de la maison avec l’intention de poursuivre l’œuvre entreprise depuis sa fondation.

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