Выбрать главу

— Y est dans une passe, une mauvaise passe, c’est un trip de cul…

— NON! Y est parti vivre avec elle! ALLÔ Houston! Y est parti, Diane, allume!

— Mais on est mariés…»

Elle a reculé de deux pas, comme si je venais de lui annoncer que j’avais l’Ebola.

«OK. Là, on va régler quelque chose une fois pour toutes: arrête de dire ça, tout le monde rit de toi pendant le lunch.

— Qui? De quoi?

— Tu finis toujours par parler de mariage quand tu parles de ta séparation.

— Mais ça veut dire quèque chose, être mariés…

— Non, Diane, ça veut rien dire. Quand t’aimes pus, t’aimes pus, mariage ou pas. C’est pas un sort magique, le mariage, ça protège de rien.

— Mais les couples mariés sont plus forts, durent plus longtemps, y a quand même des statistiques!

— Mais les statistiques parlent jamais d’amour, ma belle!

— T’es cynique, Claudine, c’est triste.

— T’es déconnectée, Diane, c’est pathétique.»

Heureusement, quand on est mère, à l’heure où les technologies tirent les ficelles de notre vie et changent au rythme des saisons, le mot «déconnecté» est une insulte qu’on encaisse quotidiennement, au propre comme au figuré. Un coup de couteau dans une livre de beurre mou. Bien peu de chose.

J’ai traîné ma carcasse de femme mariée plate et déconnectée jusqu’au restaurant où m’attendait Charlotte, ma gentille fille, future vétérinaire, presque trop brillante pour être de moi, qui multipliait les visites de compassion depuis le départ de son père. Ma fille est une belle âme dévouée qui voudrait sauver le monde entier. Je la soupçonne d’ailleurs d’avoir choisi la médecine vétérinaire parce que les animaux se laissent faire plus facilement. Du moment qu’on les aime et les soigne un peu, ils s’abandonnent à nous comme les humains vulnérables à des gourous, à cette différence près qu’on ne peut leur soutirer, en contrepartie, que de l’affection.

Contrairement à mon habitude, j’ai demandé au gentil serveur venu m’offrir un apéritif en gambadant de m’apporter un beau grand verre de blanc. J’avais besoin de réintégrer mon corps pour jouer à la mère qui surnageait.

«Allô, maman!

— Allô, ma belle cocotte! Pis, les examens?

— Euh… la session est pas commencée.

— C’est vrai, excuse-moi, j’suis dans la lune. Pis, comment ça va?

— Ça va super bien.

— T’as parlé à ton père?

— Oui.

— Quand?

— Avant-hier, me semble.

— Y va bien?

— Oui, oui. Ça va.

— Tant mieux.»

Je m’étais bâti un ordre du jour que je suivais à la lettre quand je voyais mes enfants: études ou travail, Jacques, les amours, les projets à venir. De cette façon, je n’oubliais rien et donnais l’impression qu’on pouvait parler de tout sans malaise, même de lui. Les premiers temps, je me l’étais même écrit dans la main.

«J’suis passée à la maison avant de venir ici. J’ai vu que t’avais aussi démoli ton lit.

— Je l’ai défait en morceaux pour le sortir, y passait pas par la porte.

— On aurait pu le dévisser.

— Bah, c’est compliqué dévisser tout ça. C’est vite fait avec la masse.

— T’as commandé un autre lit?

— Non, pas tout de suite.

Dans une minuscule case logée très profondément dans mon cerveau, l’idée que je devais attendre de consulter Jacques avant d’en choisir un nouveau vivotait.

«Pourquoi ça pressait tant de le sortir?

— …

— J’ai pensé qu’on pourrait aller magasiner?

— T’as besoin de quelque chose?

— Non, juste pour faire une petite tournée des boutiques. Quand tu voudras.

— OK.

— Ça fait du bien s’acheter quelque chose de neuf quand on file pas, non?

— Ah, tu files pas?

— Maman…

— Tiens, j’ai une idée: je prends congé cet après-midi. T’es libre?»

La jeune fille qui me proposait des jeans portait les siens beaucoup trop serré. Des deux fesses qu’elle devait avoir initialement, il n’en restait plus qu’une, traversée par une couture qui peinait à maintenir endiguée toute cette chair mollassonne. Je ne la jugeais pas, je constatais.

Elle voulait que j’essaie des coupes skinny, une espèce de jeans moulants comme des leggings qui, s’ils ne révélaient pas autant le détail des organes génitaux que des vrais leggings, n’en désavantageaient pas moins la ­silhouette. Charlotte, derrière la vendeuse, me faisait des timeout avec ses mains quand elle désapprouvait. Mon idéal reposait encore sur le sexy confort que vendaient les publicités de Levis dans les années quatre-vingt. Un brin déconnectée, la petite madame.

Dans le miroir de la cabine d’essayage, sous la cruelle lumière des néons, le regard «lucidifié» par mes deux verres de blanc du dîner, mon corps m’est apparu dans toute sa disgrâce. Malgré le poids perdu dans les dernières semaines, mes jambes me semblaient lourdes, molles, impropres à porter un corps. Sur le renflement de mon ventre tout aussi mou se soulevait ma chemise plissée. Trop petits pour s’imposer ou évoquer la volupté, mes seins reposaient sagement sous le tissu. La platitude se lisait jusque-là, dans chacune de mes formes empâtées, dans mes cheveux sans vie, mes yeux cernés, mes vêtements beiges et mes teintes de maquillage naturelles. Normal qu’un homme comme Jacques ait fini par s’emmerder, l’ennui s’était taillé une niche dans chacune des cellules de mon corps.

Je me suis effondrée par terre, dans la crasse de tous ceux passés là avant moi. Je ne pouvais ni me relever ni parler. La douleur me clouait au sol, comme si la gravité venait tout à coup de tripler. Je voyais les pieds des gens qui continuaient de vivre normalement de l’autre côté. Je les enviais. À défaut d’être originale dans la vie, je pourrais l’être dans la mort: je n’avais jamais entendu parler de quelqu’un foudroyé par sa laideur, retrouvé sans vie au fond d’une cabine d’essayage.

Quand Charlotte s’est rendu compte que je ne ressortais pas ni ne répondais à ses appels, elle s’est glissée sous la porte de la cabine pour venir me rejoindre. Il a presque fallu qu’elle rampe pour ne pas se râper la colonne vertébrale. Elle s’est tapie à côté de moi, m’a prise dans ses grands bras de femme, sans dire un mot. Ma petite Charlotte, mon bébé. J’entendais dans son silence les «ça va aller, maman, ça va aller», «je t’aime, ma petite maman». Elle respirait à peine, comme si elle voulait disparaître, elle aussi. Elle a plongé avec moi dans les sables mouvants, sans rien me demander. Ça m’a donné envie de m’accrocher.

«Ça va pour les grandeurs, ici?

— Super!

— Pis les skinny, finalement?

— Super aussi!»

C’est venu à la même vitesse que l’abattement, je me suis mise à rire comme une folle. Tout mon corps sursautait. Plus j’essayais de contenir mon fou rire, plus il augmentait. Par contagion, Charlotte s’y est mise. Du joli. Deux femmes enlacées, dont une à moitié à poil, en train de pleurer, agenouillées sur le plancher sale d’un magasin. Du joli, vraiment.

«Te rappelles-tu quand t’étais petite, tu t’embarrais toujours sans faire exprès dans les toilettes publiques?

Pfff… oui!

— Chaque fois, je te disais de pas barrer, mais tu le faisais pareil!

— Je sais, j’arrivais jamais à débarrer, après. Je sais pas pourquoi, ça me stressait trop, je pense.

— Fait que je passais en dessous.

— T’es déjà passée au-dessus, y avait pas assez de place en dessous.