— Pour mon âge.
— Non, c’est pas vrai, t’es écœurante tout court!
— Hum hum.
— Je te jure.
— T’as parlé à Claudine?
— Claudine? Non. Pourquoi?
— Vous avez le même discours.
— Normal, t’es belle. Tout le monde te trouve belle.
— Ouin…
— Pas ouin, oui.
— Merci, ma belle chouette, t’es fine. Dis-moi donc ce que tu penses du Nautilus?
— Bof, ça coûte les yeux de la tête pis le monde se croit en maudit là-dedans. Tu veux faire du chest-brrrras?
— Ben, faudrait peut-être que je me remette à faire quelque chose. Ça me ferait pas de tort.
— Tu pourrais te mettre au jogging, ça se fait partout, ça coûte rien. Pis c’est la mode.»
Je déteste la mode.
4 Où je mesure le prix des mots.
«Comment vous vous sentez?»
Claudine m’avait sermonnée plusieurs fois avant mon premier rendez-vous: «Faut que tu sois ouverte, que tu sois prête à te livrer, à être confrontée, tu peux sacrer, pleurer, tu peux te garrocher à terre pour hurler, faut que tu parles, tu comprends? Ça va être dur, tu vas avoir l’impression de tourner en rond par bouts, mais c’est normal, plus t’approches du nœud, plus c’est dur. Cette femme-là va t’aider si tu t’aides, juste si tu t’aides, c’est pas une femme de ménage, sa job, c’est pas de te torcher l’intérieur pour te shiner l’ego, tu vas affronter tes pires démons pis ça va faire mal…» J’étais arrivée là complètement survoltée, disposée à déballer les vicissitudes de mon âme sur le divan de cette parfaite inconnue bardée de diplômes. J’étais à ce point électrisée que sa ressemblance avec l’avocate de Gomeshi ne m’a même pas dégonflée.
«Comme de la marde.
— C’est imagé.
— C’est le premier mot qui m’est venu.
— Pourquoi, d’après vous?
— Parce que c’est comme ça que je me sens.
— Est-ce que vous avez souvent cette impres…
— Est-ce qu’on peut se tutoyer?»
C’est une question qu’on s’habitue à poser en vieillissant. Les occasions de le faire se multiplient à une vitesse effarante. On me vouvoie sans hésiter depuis si longtemps que je sursaute chaque fois que la jeune caissière de l’épicerie me demande «Veux-tu un sac?» Si je ne les teignais pas, mes cheveux seraient blancs, entièrement blancs. Ils sont apparus si soudainement que j’aurais pu faire une course avec Marie-Antoinette.
«C’est une expression que t’emploies souvent pour parler de toi?
— Non.
— C’est un sentiment que t’éprouves seulement depuis ta séparation?
— Je pense, oui.
— Pourquoi, d’après toi?»
Passage du premier nœud. Sensation d’avaler des biscuits soda, sans eau.
«Parce que mon mari a arrêté de m’aimer.
— T’as l’impression d’être une moins bonne personne maintenant?
— Peut-être… oui.
— Qu’est-ce qu’y a changé, d’après toi?
— Ouf! Plein d’affaires!
— Comme quoi?
— Ben… je me sens moche.
— Dans quel sens?
— Dans tous les sens.
— Physiquement?
— Entre autres.
— Peux-tu m’expliquer un peu?
— C’est dur à dire… en mots…
— Qu’est-ce que tu vois quand tu te regardes?»
Pour être bien certaine d’en avoir pour mon argent, j’avais discrètement démarré le chronomètre de ma montre et m’étais promis de parler vite, de répondre promptement. Nous n’avions pas encore franchi le cap de la septième minute que les mots ralentissaient dans ma gorge, comme des larves engourdies. J’étais entrée là avec la certitude de ne pas craquer; ça ne se passerait probablement pas comme prévu.
«De la chair molle, blême.
— C’est nouveau?
— Non! Ben non…
— Qu’est-ce qui est différent, maintenant?
— Je me vois mieux.
— Mieux?
— J’arrive à voir les détails, ce que je voyais pas avant, ce qui me dérangeait pas: j’ai épaissi de partout avec le temps, j’ai la patte lourde, mon ventre est flasque, strié de vergetures, mon ça-suffit qui pendouille…
— Le quoi?
— Le ça-suffit, la boule de chair qui bouge quand tu lèves le bras pour dire: “Ça suffit!”»
Elle a levé et plié le bras pour voir où elle en était, question affaissement du triceps. Ça manquait de tact, elle savait très bien que ça ne bougerait pas.
«Tu t’acceptais comme ça, avant?
— Je pense. En tout cas, je trouvais ça normal de prendre du poids, de changer de forme, comme tout le monde.
— Mais plus maintenant?
— Non.
— À quoi c’est dû?
— Je viens de me rendre compte que je l’ai un peu échappé.
— Échappé?
— Comme dans «laisser-aller».
— Penses-tu que le fait que Jacques a choisi une femme plus jeune peut jouer?
— Beaucoup plus jeune.
— Oui, beaucoup plus jeune.
— Bof… peut-être.
— Si Jacques s’était retrouvé avec une femme de cinquante ans qui aurait eu tes «défauts», appelons-les comme ça pour l’instant, penses-tu que tu serais aussi sévère avec toi?»
Je n’en avais que quarante-huit, son arrondissement à la dizaine supérieure me volait deux précieuses années que je ne laisserais pas aller sans me battre. Décidément, la diplomatie n’était pas dans ses cordes.
«Je pense que ça m’inquiéterait plus.
— Ah oui? Pourquoi?
— Parce que ce serait vraiment moi le problème. Je veux dire moi, ma tête, ce que je suis.
— Alors que là…
— Alors que là c’est peut-être juste une histoire de baise.
— Vous en avez parlé, Jacques et toi?
— De quoi?
— Des raisons qui ont motivé son choix.
— Oui, ben oui, c’est sûr.
— Et?
— C’est pas simple…
— Est-ce qu’il était insatisfait sexuellement?
— Non, je pense pas. Mais ça prend pas la tête à Papineau pour comprendre ce qu’un gars de son âge fait avec une fille de trente ans.
— C’était quoi, ses raisons?
— Je vois pas pourquoi on parle de lui, je consulte pour moi.
— On essaie juste de comprendre ce qui s’est tordu dans ton miroir, à toi.»
Si le silence ne m’avait pas coûté si cher, je l’aurais laissé filer. Longtemps. Deuxième nœud, treizième minute. Un nœud coulant sur ma gorge.
«Il m’a dit… que… qu’il…
— Hum.»
Je n’avais pas le choix de hacher la phrase en morceaux pour la faire passer.
«Il t’a dit qu’il…
— Voulait…
— Hum…
— Être…
— Il t’a dit qu’il voulait être…»
Elle cherchait dans mes yeux l’abcès à crever. Il s’était formé quelque part dans mon esprit et menaçait de l’infecter, irrémédiablement. Cette femme-là le savait. Elle n’y croyait pas, à l’histoire de cul.
«Heureux.»
Jacques voulait être heureux.
Jacques n’était plus heureux avec moi.
Jacques pouvait être heureux avec Elle.
Jacques voulait être avec elle.
Syllogisme de merde.
J’ai passé le reste de la séance à pleurer comme une Madeleine, la face cachée dans mes mains. La gentille docteure m’a tendu, avec une patience toute professionnelle, des mouchoirs épais avec lotion. Je suis sortie de là défigurée, le dessous du nez bien hydraté.
5 Où je dévoile mon sixième orteil.
Je suis née plate. Le gène en cause s’est glissé dans la spirale de mon ADN pendant ma conception. Je ne peux pas danser, incapable que je suis de suivre le rythme de la musique. L’oreille n’est pas en cause – mes parents m’ont fait voir plusieurs médecins quand j’étais jeune –, c’est mon cerveau, le trouble-fête: il détecte tous les sons sans parvenir à leur coordonner des mouvements. Contrairement à ceux qui décodent le rythme, je suis condamnée, moi, à le deviner. Chaque pied que je pose en dansant est une tentative d’attraper la cadence. Je n’y arrive que par hasard, et encore, que très rarement. Je suis officiellement une «pas-de-beat». C’est un handicap qui ne se voit pas, malheureusement. J’aurais préféré un sixième orteiclass="underline" il existe des interventions chirurgicales pour s’en défaire.