Petite, c’était amusant. Je me fondais dans la masse des enfants qui gesticulaient n’importe comment. Mes passages sur le dance floor épataient la galerie. Les gens riaient en se tenant le ventre ou en se cachant la bouche, ma mère m’encourageait en tapant des mains, tout le monde était heureux. Moi la première. Je donnais toujours le meilleur de moi-même et on me le rendait bien. Ça me manque, l’innocence.
Les choses se sont gâtées un peu plus tard, quand ma mère, qui voyait en mon décalage rythmique une marque incontestable d’un certain talent artistique, m’a inscrite dans la classe d’initiation de ballet jazz de la réputée maison Lapierre. Après quelques semaines d’exaspération non dissimulée, que je ne comprenais pas, le professeur avait expliqué à ma mère qu’il ne valait pas la peine de s’acharner. L’expression «pas-de-beat» est entrée ce jour-là dans notre vie. Ma mère lui a répondu que c’était de toute façon bien cher payé pour apprendre à faire «des singeries débiles que n’importe quel enfant de cinq ans peut faire tout seul». Il m’arrivait d’aimer profondément ma mère.
Dans les sous-sols des amies, au seuil de l’adolescence, on inventait pour moi des rôles spéciaux, souvent fixes, qui servaient de soutien à la chorégraphie des autres; je servais de pivot pour celles qui tournoyaient, de poteau pour les arabesques, d’assise pour les pyramides et même de mur, au besoin, pour celles qui ne tenaient pas très bien sur leurs mains. On ne m’aurait pas traitée autrement si je n’avais eu qu’une jambe. J’avais des amies généreuses qui me protégeaient du ridicule.
Quand l’époque des fêtes de sous-sols d’église a commencé, je me suis trouvé un talent pour donner l’impression d’être constamment sur la piste de danse sans y être vraiment: j’allais d’une amie à l’autre, me trouvant toujours un secret à marmonner dans l’oreille de l’une ou de l’autre, suivant celles qui allaient aux toilettes, au stand à cochonneries, et même celles qui sortaient fumer en cachette. Quand la piste était si bondée qu’on n’arrivait plus à bouger, je me risquais à esquisser quelques mouvements vite noyés dans le chaos des membres qui s’entrechoquaient. Le reste du temps, je me défilais en encaissant les «ah! t’es plate» comme d’autres, les «grosse torche» ou «face de pizza». L’acné et le «pas-de-beat», même combat.
La folie U2 m’a offert certains des plus beaux moments de ma vie. Danser était fabuleusement simple: il suffisait de joindre les pieds et de les tenir collés au sol pour induire au corps un mouvement d’algue marine bercée par le courant, les yeux fermés. Les bras planaient autour du corps, dans cette atmosphère liquide qui noyait complètement mon manque de rythme. Certains soirs, on ne mettait rien d’autre que du U2. C’était le nirvana. On finissait par entrer dans une transe quasi hypnotique. Encore aujourd’hui, je deviens toute chose dès les premières notes de Sunday Bloody Sunday. Les dimanches ont gardé pour moi cette couleur.
À l’université, la bière pas chère et le temps qu’on passait en file indienne pour s’en procurer m’ont offert de nombreuses échappatoires. Je m’étais autoproclamée reine du ravitaillement et passais le plus clair de mon temps en allers-retours entre le bar et le point de ralliement officiel de la soirée (généralement constitué d’un tas de sacoches dans un coin). Je connaissais les serveurs. Mes amies, les DJ. La meilleure musique coulait à flots dans nos corps enivrés et nos esprits survoltés. C’est là, m’extasiant devant le nouvel ouvre-bouteille bricolé par les étudiants de génie mécanique, que j’ai rencontré Jacques. Comme moi, il s’était penché sur l’instrument qui permettait de décapsuler six bouteilles à la fois, directement dans la caisse de bière. L’ingéniosité au service de nos gorges assoiffées. Ces gars-là avaient le sens des priorités. Je venais de commander cinq bières. Lui, six. Il m’avait quand même offert son aide.
«T’en as déjà six!
— Je peux en prendre dix.
— Dix?
— Un doigt par bière. De même.»
Il avait plongé ses doigts dans les verres en plastique, perçant les collets de mousse sans s’embarrasser d’y mettre toute la crasse que ses mains devaient avoir accumulée depuis leur dernier lavage. Je pensais sueur, gras de cheveux, crottes de nez, bactéries transportées par l’argent, les clés, les mains serrées, etc.
«Comme ça, je les échappe pas.
— C’est pratique.
— T’es toute seule?
— Non, avec des amies.
— Où?
— Notre spot est au fond, là-bas.»
Je lui avais pointé le fond de la salle, par-dessus le tas des corps qui sautaient au rythme des «Jump! Jump! Jump!» hurlés par les caisses de sons qui ne passeraient pas la soirée. Jacques avait exhibé ses belles dents blanches bien droites. Un gars de bonne famille.
«J’ai une idée.
— Quoi?
— On fait notre livraison pis on se rejoint dehors, à l’entrée B.
— Pour fumer?
— Prendre l’air.
— Tu veux pas danser?
— Non, je danse comme un pied.»
Cette franche affirmation, en apparence anodine, allait être déterminante pour le reste de ma vie: Jacques était, comme moi, un «pas-de-beat». En le voyant bouger n’importe comment, en défiant prodigieusement le rythme, je me suis sentie comme le naufragé qui voit débarquer la civilisation sur son île perdue. Je suis d’abord tombée amoureuse de ce gars-là pour ce qu’il n’avait pas. Toutes ses belles qualités ont vécu un moment dans l’ombre de cette absence, qui me le rendait si précieux. Si j’avais eu la foi, j’aurais cru qu’Il me l’avait envoyé pour se faire pardonner de m’avoir oubliée dans sa distribution du beat.
Nous avons passé notre première soirée en embrassades enflammées, comme tous les foudroyés de l’amour, à boire notre air dans la bouche de l’autre, à essayer d’encastrer nos corps l’un dans l’autre. S’il m’avait dit à ce moment-là qu’il n’aimait pas frencher, je ne l’aurais pas cru. Plus tard, il m’est arrivé de penser que les frenchs, comme les ovules, venaient en nombre limité; une fois la réserve à sec, il fallait apprendre à s’en passer. Les nuits sont devenues des peaux de chagrin. J’allais devoir attendre d’avoir des enfants pour connaître une telle fatigue. On s’est aimés comme personne, évidemment. On s’est mariés pour toujours, comme tout le monde.
En mathématiques, deux négatifs donnent un positif; en biologie, rien n’est aussi clair. À la naissance d’Alexandre, j’ai donc déployé un arsenal de moyens pour que son cerveau crée les synapses nerveuses et neuromusculaires nécessaires à la gestion du rythme. J’ai acheté un métronome pour lui apprendre à taper des mains, des DVD de comptines, de chansons et de danse pour que son univers sonore soit constamment stimulé. Je l’ai inscrit, dès ses dix-huit mois, à une session d’éveil musical parent-enfant qui proposait de «développer la musique intérieure du corps chez l’enfant». J’ai enduré une grosse demi-douzaine de séances d’humiliation avant d’abandonner le cours et de m’en remettre aux disques pour stimuler l’hormone du beat. La «thérapeute» avait décidé que je ne sortirais pas de ses ateliers sans avoir «dompté la cacophonie» en moi – je vous épargne le charabia psycho n’importe quoi par lequel elle soutenait son approche. Ce n’était pas la première fois qu’on essayait de me guérir, mais sa méthode frôlait l’agression: elle m’attrapait par les épaules pour me forcer à bouger avec elle ou tapait des mains très près de mes oreilles pour que mon corps «se réveille». Je suis partie avant de la frapper.