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À l’âge de quatre ans, Alexandre a pu suivre des cours de ballet classique (le seul cours offert sans parent). Le verdict est rapidement tombé: il était sauvé, son corps semblait capable d’obéir aux cadences les plus exigeantes.

Quand il nous a déclaré qu’il était homosexuel, à quatorze ans, ma belle-mère y est allée d’un raisonnement simpliste, l’une de ses spécialités: «J’espère que tu n’es pas étonnée, avec tous les cours de danse que tu lui a fait suivre.» Je ne sais encore pas aujourd’hui comment j’ai pu me contenir. Dans les jours qui ont suivi, j’ai calmé ma rage en me jouant mentalement des scènes où je lui crevais les yeux, lui pétais le nez ou lui donnais un superbe coup de pied dans le ventre pour lui défoncer les intestins. C’est violent? Beaucoup moins que de croire que l’homosexualité est une tare.

Charlotte et Antoine sont des rythmés tout à fait normaux. J’ai beaucoup de respect pour les mathématiques.

6 Où Jean-Paul devient mon petit tremplin.

Les idées puériles de Claudine avaient fini par germer jusqu’à se transformer en une sorte de jeu de rôle qui m’occupait l’esprit. Son plan fonctionnait. J’avais même échafaudé une série de scénarios fabuleusement gnagna, dignes des plus mauvais soaps, où je finissais par embrasser Ji-Pi:

Par pur hasard, je me retrouvais avec Jean-Paul dans le local des photocopieurs, je fermais la porte et l’embrassais sans rencontrer aucune résistance.

L’ascenseur tombait en panne – nous n’étions que tous les deux, évidemment –, il s’approchait de moi par réflexe de protection et finissait, sans transition, par m’embrasser, ce à quoi je ne m’opposais pas.

Je prenais l’escalier pour faire un peu de sport, avant d’aller m’asseoir pour la journée, et je l’y rencontrais – pur hasard qu’il se mette au sport en même temps que moi! –, ce qui se terminait inévitablement par un gros french impromptu.

Etc.

Ma banque de scénarios comptait aussi quelques catastrophes qui arrivaient presque à m’émouvoir:

Nous devions évacuer l’immeuble à cause d’un appel à la bombe et, dans la panique de l’évacuation, nous nous retrouvions isolés à quelques rues du bureau, enlacés, collés par la bouche, afin de mieux survivre à la haine du monde.

La panne d’électricité classique, la noirceur, la peur, la moiteur, des hasards bien faits, des mains, des bouches mêlées, dans cet ordre ou dans le désordre.

Je m’évanouissais dans le couloir qui mène à la salle de conférences et Ji-Pi, dans un élan d’héroïsme olympique, m’attrapait juste avant que ma tête ne se fracasse sur le béton du bâtiment certifié LEED (m’évitant du coup un éclatement de cervelle et un difficile lavage de dalle de béton). Il était si heureux de me voir revenir à la vie qu’il ne pouvait s’empêcher de m’embrasser goulûment.

Etc.

D’autres fois, je poussais la catastrophe jusqu’à des sommets d’invraisemblance qu’on me pardonnera de ne pas reproduire ici. Dans le meilleur de ces pires cas, nous étions les deux seuls survivants de l’anéantissement de la Terre et nous nous embrassions pour nous soustraire à l’angoissante attente de notre inéluctable fin. Bref, le monde allait mal, mais moi, je frenchais.

Dans la réalité, Ji-Pi travaillait au service des finances, au quatrième étage, et moi, aux ressources matérielles, un étage plus haut. Les chances d’être réunis, seuls, dans un ascenseur ou un boisé environnant en feu étaient à peu près nulles. J’allais peut-être devoir m’aider un peu.

Je me suis donc mise à multiplier les allées et venues entre le rez-de-chaussée et le cinquième pour, statistiquement parlant, augmenter mes chances de le croiser. Fallait bien commencer quelque part, se rendre au petit tremplin. Je prenais les escaliers pour descendre, l’ascenseur pour monter – je ne tenais pas à tout gâcher en suant –, prétextant un changement de rythme de vie pour expliquer la multiplication de mes marches santé pendant les pauses et l’heure du dîner. Dans ma situation, tout le monde comprenait ce besoin de nouveauté. J’allais plus souvent que nécessaire faire des vérifications d’usage au quatrième (en réalité, j’allais aux toilettes faire semblant de me moucher). Évidemment, j’oubliais souvent ceci, cela, ce qui me donnait encore quelques occasions de forcer le hasard qui, j’étais bien obligée de le reconnaître, était plus coopératif dans mes rêves que dans la réalité.

Quand je me retrouvais avec Ji-Pi et tout un tas de chaperons dans l’ascenseur, je le regardais intensément pour lui faire des suggestions mentales; elles traversent beaucoup mieux la boîte crânienne quand on est en présence de la personne, dit-on. Je fixais donc sa tête avec insistance et lui donnais l’ordre suivant, très simple, très clair: «Embrasse-moi.» Mais il ne m’entendait pas. Les gens sortaient de l’ascenseur comme ils y étaient entrés, saluant poliment de la tête avant de fixer le tableau de commande qui s’allumait par intermittence. Plus je le regardais, plus je le trouvais beau, et plus il me semblait invraisemblable qu’on en vienne un jour à coller nos bouches.

«Mais c’est n’importe quoi, ça! C’est du vaudou, ton affaire. Y faut que tu fasses quelque chose pour vrai, que t’ailles le voir, que tu y paies un café, tu pourras jamais l’embrasser si tu l’approches pas. Voyons, des suggestions mentales! Dis-moi pas que t’as lu ça dans Le secret, je t’étripe.

— C’était dans une revue.

— Donne-moi pas le titre. Bon, viens me voir tantôt, tu me feras une petite commission.»

Naïvement, après la pause, je suis retournée voir Claudine qui a dit bien fort, pour que tout le monde l’entende: «Ah! Diane, tu descends à la comptabilité? Pourrais-tu donner ça à Ji-Pi pour moi, s’il te plaît?»

Après avoir pris les deux dossiers déjà classés qu’elle me tendait, je me suis rendue au quatrième et j’ai marché d’un pas décidé jusqu’au bureau de Jean-Paul. Comme la porte était ouverte, je suis entrée. Des piles de dossiers bien rangés attendaient des mains bienveillantes à côté d’un verre en faux cristal plein de crayons tous semblables: des Pilot Hi-Tecpoint V7 Grip (j’ai fait une minigrimace, je déteste les grosses mines). Quelques pouces plus loin, un petit berger en porcelaine, souriant comme si les loups n’existaient pas, surveillait ses moutons imaginaires. Pas de photo, seulement un lys de la paix apparemment très heureux d’être là. Ce qui ne veut rien dire, les lys de la paix sont heureux partout. Sa secrétaire s’est empressée de m’accueillir.

«Allô, Diane!

— Ah! Allô, Josy!

— Tu cherches Jean-Paul?»

À l’exception de sa secrétaire, personne ne l’appelait Jean-Paul, question de hiérarchie peut-être. Lui-même ne se présentait que sous le nom de Ji-Pi. Depuis le téléroman Les dames de cœur, Jean-Paul était un nom un peu moins populaire.

«Euh… oui.

— T’as des dossiers pour lui?