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— Mais que diable ont-ils besoin de tant de robots ? Que font-ils d’une pareille quantité d’énergie ?

— L’énergie n’est qu’une question mineure dans l’ensemble : la plus grande partie des robots est employée dans les mines et plus encore dans l’industrie.

Baley se mit à penser à tous ces robots et en eut le vertige. Deux cents millions de robots. Un tel nombre pour si peu d’hommes. Les robots devaient pulluler sur la planète. Un observateur de l’extérieur pourrait croire que Solaria n’était peuplée que de robots et ne remarquerait pas la faible population humaine.

Il éprouva un urgent besoin de voir par lui-même. Il se souvenait de sa conversation avec Minnim et des prédictions des sociologues sur les dangers que courait la Terre. Cela lui semblait très lointain, un peu irréel, mais il s’en souvenait. Ses dangers personnels et les difficultés qu’il avait rencontrées depuis qu’il avait quitté la Terre avaient étouffé ses souvenirs de la voix de Minnim, proférant des énormités avec son élocution calme et précise, mais sans jamais les faire disparaître totalement.

Il y avait trop longtemps que Baley vivait pour son métier pour se laisser entraver dans ses objectifs par quelque chose d’aussi écrasant que les espaces libres eux-mêmes. Les faits recueillis de la bouche d’un Spacien, ou aussi bien d’un robot des Mondes Extérieurs, ne faisaient pas défaut aux sociologues de la Terre. Ce dont ils avaient un urgent besoin, c’était d’observations de première main, et son principal travail, quoi qu’il pût lui en coûter, était de se les procurer.

Il leva les yeux vers le haut du véhicule :

— Est-ce que cette voiture est un cabriolet, Daneel ?

— Excusez mon ignorance, Elijah, mais je ne vois pas ce que vous voulez dire.

— Peut-on repousser le toit en arrière, l’ouvrir sur le ciel ? (Par la force de l’habitude, il avait presque dit : le dôme.)

— Oui, on le peut.

— Bon, alors, faites-le, Daneel. Je veux jeter un regard au-dehors.

Le robot répondit avec gravité :

— Je regrette, mais je ne puis vous y autoriser.

Baley en fut tout décontenancé :

— Voyons, robot Daneel, dit-il, en appuyant sur le terme de robot, que je me fasse bien comprendre, je vous ordonne de repousser ce toit en arrière.

Bon sang, qu’il le paraisse ou non, ce n’était qu’un robot et il devait exécuter les ordres qu’on lui donnait.

Mais Daneel ne bougea pas et dit :

— Il faut que je vous explique que mon premier souci est de vous éviter tout danger. Tant par les instructions que l’on m’a données que par mon expérience personnelle, je sais que vous risqueriez de graves troubles si vous vous aventuriez dans de grands espaces libres. Aussi ne puis-je vous autoriser à vous y exposer.

Baley sentit son visage s’empourprer tout en reconnaissant la parfaite inutilité de sa colère. Daneel n’était qu’un robot et Baley connaissait bien le texte de la Première Loi de la Robotique : « Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger. »

Et toutes les autres possibilités inscrites dans le cerveau positronique des robots de n’importe quel monde, de n’importe quelle galaxie, devaient s’effacer devant cet objectif primordial. Bien sûr, un robot devait obéir aux ordres donnés, mais sous réserve que l’exécution des dits ordres puisse se faire sans restriction.

Ce n’était que la Deuxième Loi de la Robotique qui disait : « Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi. »

Baley s’obligea au calme et dit doucement :

— Je pense que je puis supporter un tel spectacle pendant un court moment, Daneel.

— Ce n’est pas mon avis, Elijah.

— J’en suis seul juge, Daneel.

— Si c’est un ordre, Elijah, je ne puis obéir.

Baley se laissa retomber sur la banquette bien rembourrée. Il était hors de question, bien sûr, d’essayer la contrainte : la force de Daneel, si elle était utilisée à fond, était cent fois supérieure aux possibilités d’un être de chair et d’os. Il était parfaitement capable de maîtriser Baley sans lui causer une simple meurtrissure.

Baley était armé. Il pouvait pointer son arme sur Daneel, mais tout ce qu’il en tirerait, après une sensation momentanée d’avoir la situation en main, ne serait qu’un sentiment d’impuissance encore plus grand. La menace de les détruire n’avait aucun effet sur les robots. L’autodéfense n’apparaissait qu’avec la Troisième Loi : « Un robot se doit de protéger son existence dans la mesure où cette protection n’est pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième loi. »

Daneel se laisserait détruire sans résistance si l’autre terme du dilemme consistait à enfreindre la Première Loi. Et Baley n’éprouvait pas la moindre envie de détruire Daneel, non, pas la moindre.

Pendant un instant, il envisagea de porter l’arme à sa propre tempe : « Ouvrez le toit ou je me fais sauter la cervelle. » Mettre en contraste une phase d’application de la Première Loi et une autre, plus urgente et plus pressante. Mais Baley savait qu’il ne pourrait le faire : ç’eût été vraiment trop s’abaisser et la vision que cette pensée avait évoquée en lui l’écœurait.

D’un ton las, il dit :

— Voulez-vous, je vous prie, demander au conducteur quelle distance en kilomètres il nous reste à parcourir ?

— Certainement, Elijah.

Daneel se pencha et tourna le commutateur à rotule. Mais au même instant Baley se pencha lui aussi et dit :

— Conducteur, baissez la capote de la voiture.

Et d’un geste vif, il ramena le commutateur en place, le couvrant de ses doigts bien serrés.

Un peu haletant, Baley défia Daneel du regard. Pendant une seconde, Daneel resta immobile, comme si ses circuits positroniques défaillaient momentanément sous l’effort d’adaptation qu’exigeait la nouvelle situation. Mais ce temps mort fut très bref et la main du robot se leva.

Baley l’avait prévu. Daneel allait enlever la main humaine de dessus le commutateur (avec douceur, sans lui faire de mal), rouvrir l’interphone et donner l’ordre inverse.

— Vous ne me ferez pas ouvrir les doigts sans me blesser, dit Baley. Vous êtes prévenu. Vous serez obligé de me retourner les doigts.

Ce n’était pas vrai, bien sûr, et Baley ne l’ignorait pas. Mais le mouvement qu’avait ébauché Daneel s’arrêta : tort contre tort. Le cerveau positronique devait évaluer les probabilités respectives, puis les transformer en influx contraires : ce qui amenait une hésitation légèrement prolongée.

— Trop tard, dit Baley.

Il avait gagné Daneel de vitesse. La capote s’abaissa, l’éclat blanc éblouissant du soleil de Solaria vint illuminer l’intérieur de la voiture.

Dans un réflexe instinctif de terreur, Baley voulut fermer les yeux, mais refréna sa panique. Face à lui, il voyait un lavis de vert et de bleu, en quantité incroyable. Il pouvait sentir le souffle fougueux du vent contre son visage, mais était incapable de rien distinguer. Quelque chose passa comme un éclair devant ses yeux : ce pouvait être un robot, un animal, un objet que le vent avait balayé, il n’aurait su le dire ; la voiture allait bien trop vite.

Du bleu, du vert, de l’air, du bruit, du vent, et par-dessus tout cela, écrasant, furieux, implacable, épouvantable, l’éclat incandescent du globe de feu dans le ciel.

Pendant un instant très court, il rejeta la tête en arrière et fixa en plein le soleil de Solaria ; il le regarda sans être cette fois protégé par les verres polarisés des solariums, l’endroit le plus élevé des villes de la Terre. Il faisait enfin face aux pleins feux du soleil.