— Ça vaut pas le coup.
— Tu vois…, il dit.
Il baisse le nez du flingue, il commence à se mettre debout. Comme un con, il manque de rentrer dans le canon du Browning que j’ai sorti du dos.
15
— Dans le temps, dans le temps, il dit d’un ton de reproche, jamais tu te serais baladé enfouraillé.
Dans la foulée, je lui prends le .44, mais ça n’a pas l’air de l’inquiéter plus que ça. Il se laisse retomber dans le fauteuil, les deux pieds bien à plat sur le tapi-som, bien parallèles. Il tète son infection, il fait de l’encre.
Je me recule.
— Comment tu vois la suite, bonhomme ? il me demande, les mains derrière la nuque, comme s’il souffrait des reins.
Je passe le Browning à la gosse. La manière qu’elle le prend et le tient laisse à penser qu’elle n’hésiterait pas à s’en servir s’il le fallait. Je vide le .44, je fourre les cartouches dans ma poche de pantalon.
— Tu n’as pas tellement le choix, il me dit d’un ton flegmatique. Il va falloir que tu me neutralises, d’une manière ou d’une autre… Maintenant, qu’est-ce que tu as, pour sortir Verlaine ? Un mec, deux ou trois calibres… En face ils sont carrément plus nombreux, ils ont des fusils à pompe et des radios. Tu es perdant.
— Ils ont aussi des cartes de flics, j’insinue.
Il fait un geste, du genre « rien à cirer de ces conneries ». Je vois très bien où il veut en venir : on pourrait faire ami-ami, pourquoi pas ? Bosser ensemble, pour ainsi dire. J’ai un atout dans la manche, je sais que c’est plus la peine de penser à le sortir, Verlaine.
— Quand ils ont démoli Cora, tu étais pour combien dans l’affaire, mec ?
Il réfléchit, il calcule pour faire objectif. Le cigarillo remue à peine quand il me répond, dégagé :
— Soixante pour cent. Pas moins.
— Quatre-vingts, c’est pas plus juste ?
— Si tu veux. (Il secoue les épaules. Il a les mains sur la tête, il tire sur les coudes en arrière.) J’ai jamais compris ce que tu lui trouvais, au juste.
— Tokyo, t’aurais pas dû, je lui dis.
— J’avais pas tellement le temps. Les autres venaient de débarquer, ils avaient leur putain de gonio. Tu avais fait le maximum de barouf chez Tonton, la moitié du Central était sur le pied de guerre… (Il rit, sourdement.) J’aurais pu faire autrement. Peut-être…
— Pour qui tu bosses ?
— Tu as pas idée ?
— Les autres, ils bossent pour Tonton, ils ont encore leur petit fromage à défendre, mais toi, tu vas pas me dire que c’est pareil, quand même ?
Il se marre ; il a toujours les mains sur la tête.
— Si je te disais « pour la Grande Maison » ?
— Je te croirais pas.
— Ouais. T’es devenu vachement rapide, comme mec, Simon. C’est la cabane que tu as tirée qui t’a rendu comme ça, ou c’est l’âge ?
— Mettons, les deux. Pour qui ?
— À ton avis ?
— Je dirais l’Organisation.
Elle le braque toujours. J’ai toujours le .44 à la main ; je le tiens par le canon, le long de la jambe. Il est immobile, les mains sur la tête, et il nous regarde, je crois, à travers la fente de ses paupières serrées.
Il fait, si bas qu’on l’entend à peine :
— L’Organisation… De la merde. Il n’y a pas d’Organisation en France, rien qu’une criminalité locale, même au niveau des grandes métropoles, rien qu’on puisse comparer à l’Italie ou aux Etats-Unis, rien d’aussi structuré… (Il baisse les mains, les examine un peu.) Je peux te l’assurer, je suis le type qui fait autorité dans ce domaine, à la Boîte. Y a pas de syndicat du crime dans la patrie à Jeanne d’Arc, rien qui y ressemble…
— La came, je dis, aussi doucement.
— La came…
— Le grand espoir du xx° siècle, Guyenne. Il y a des territoires à prendre, et Jeanne d’Arc, c’est soixante kilos d’héroïne pure.
— L’Organisation… (Il rêve une seconde, il s’enveloppe de fumée grise, impalpable, de l’étoffe dont sont faits les songes.) C’était ta bête noire, dans le temps, quand tu étais flic, l’Organisation… Tu la voyais partout.
— Surtout où elle était, et Cora en est morte.
— Pauvre Cora…, il dit négligemment. Tu savais quand même qu’elle se dopait, non ?
— Je savais.
— Elle était drôlement accrochée, même. Tu sais comment on accroche quelqu’un ? On l’enferme tout seul, dans une clinique, quelque part, on lui fait faire tout le chemin en dix jours et après c’est comme si ce quelqu’un se camait depuis dix ans, question dépendance.
— Okay.
— Ça faisait un sacré bout de temps qu’elle te doublait, Cora, quand tu l’as supprimée…
— Une clinique de l’Organisation, hein ?
— Des territoires à prendre… (Il me fixe.) Qu’est-ce qu’elle vaut, ta vie, la vie de cette pouffiasse, la mienne, qu’est-ce que ça vaut, au fond ?
— Rien, je reconnais.
— Des territoires à prendre, du boulot à faire… (Il retire le cigarillo de ses lèvres.) Comment ils ont fait, les Viêts, quand ils ont eu les boys de l’Oncle Sam sur le dos ? Ils les ont combattus de toutes les manières, avec des fusils et des grenades et aussi avec de la came. Ils leur ont filé tellement de came qu’ils étaient plus capables de distinguer leur droite de leur gauche, même quand on leur avait dit dix minutes avant…
— Commissaire principal Guyenne, je récite. Adjoint au chef de l’Office Central de Répression du Banditisme, section des Stupéfiants.
— C’est pas après toi que j’en ai, il me reproche. Ni après elle. Tu as toujours été un lyrique, même si tu as joué les gros bras un moment. (Il a une figure de vieux tout d’un coup, de trop vieux.) L’Organisation… Ils ont qu’une idée en tête, le fric. Ils croient que le fric…
Je lui expédie le .44, il le bloque pénible. J’ai pas tellement envie d’en entendre plus, qu’il me complique encore le boulot. Je pose les doigts sur l’épaule à Myriam, elle lève la tête vers moi.
— Je vais le fouiller. S’il bouge, tire.
— Oui.
— Enlève-toi de là. Mets-toi de l’autre côté du lit. (Je dis à Guyenne de pas bouger. Il ne bouge pas. Quand je lui dis de se lever, il se lève. Myriam a les chevilles très écartées, elle tient le calibre à deux mains, à bras tendus. C’est un risque, mais j’en ai rien à foutre de le courir. Je confisque tout ce qu’il a sur lui : le portefeuille, les clés, pas mal de fric ou alors c’est que depuis mon départ de la Grande Maison les frais ont encore augmenté.)
Il se rassoit.
Il est plus de trois heures à ma montre, il fait sombre, ça va pas tarder à craquer. Je me rends compte seulement que je suis trempé comme une soupe, que j’ai gardé mon blouson. Myriam est toujours debout à côté du lit, le calibre braqué plus bas, maintenant, Guyenne agite son moignon de cigare.
— Je vais finir par croire que tu les choisis mieux, maintenant.
Je récupère le .38 sur le lit, je prends mon sac. À part le revolver, il n’a touché à rien. Je sors le silencieux, je le visse au bout du canon. Il m’observe, les mains à plat sur les genoux, le buste juste un peu penché. Je remplis le barillet.
— Raisonnablement, je vais dire que tu es en train de faire une superbe connerie.
— Tu vois une autre solution ?
— Non, n’empêche que c’est une connerie. Tu vas m’effacer, mais il en viendra un autre, et un autre encore, un type que tu connaîtras pas, sans compter qu’elle risque de l’ouvrir, un jour… C’est comme les flics, tu sais… Ami, si tu tombes…