— Y a pas d’intouchables, Tony. Y a des types qui montent et d’autres qui descendent, des types qui font des erreurs et d’autres qui paient des additions…
Je prends la gosse par les épaules, je l’emmène jusqu’à la bagnole. Le jeune pousse la portière de l’intérieur, il porte un blouson court en toile de jean, une vieille chemise kaki. Pendant qu’il tripotait la poignée pour ouvrir, j’ai eu le temps d’apercevoir le long baudrier de cuir noir luisant qu’il porte sous l’aisselle gauche, la crosse combat…
J’aide Myriam à monter ; elle me serre la main comme si elle avait une trouille panique que je me tire en courant à l’autre bout de la terre. Tony a ouvert sa portière, il la tient vaguement entre les doigts, il me regarde en se mordillant la moustache.
— Jusqu’où tu veux monter ? il me demande d’un ton pensif.
J’ai un drôle de sourire, c’est sûr, je dis doucement :
— Jusqu’en haut, tout là-haut… Tu as même pas idée.
— J’ai idée, il regrette. Là où il y a plus personne. Et une fois que tu y seras ?
— T’occupe. J’ai des ententes.
— On s’entend pas avec le diable. Je sais que tu as la baraka, que tu es un des deux ou trois grands types en ce moment, mais… l’Organisation.
L’Organisation, je m’assois dessus. L’Organisation, c’est une administration comme une autre : elle a ses failles, je les connais, comme je connais les failles de l’autre. La baraka…
Il a une grimace sceptique, mais il monte quand même dans la voiture et on s’arrache, on traverse Lyon désert, on file vers le sud, toujours plus au sud.
Myriam dort, en rond sur la banquette, sa tête sur mes genoux et mon blouson sur elle. Dans son sommeil, elle me tient la main et dès que je bouge, elle serre ; la nuit défile, les phares, les feux de position des camions, les patelins déserts où palpitent les feux orange.
La nuit et Myriam.
Le haut, le bas, je m’en fous.
N’empêche, j’aurai ce putain de bahut, avec sa cargaison et les types dedans, j’aurai ce que je veux en dollars U.S. ou canadiens, ou en lires, et pourquoi pas en francs français ?
Pour une seule raison : parce que l’idée m’a tenté.
L’idée…
L’idée, c’est Verlaine qui l’a eue le premier, piquer le bahut à la fin de l’opération, le bahut et la came, et il avait gratté au maximum jusqu’au moment où il avait compris qui il y avait derrière, et que ça serait pas avec ses rigolos du Groupe Wolfram qu’il pourrait se farcir l’Organisation par la face nord.
L’idée…
Il fait chaud, trop chaud, on sent que ça va pas tarder à crever et la mer est blanche en face, on entend des « plouf ! » mats quelque part, derrière les lauriers roses, des piaillements, l’été… Je me tape une John Courage au goulot, les autres regardent le mur, les agrandissements épinglés derrière moi et Tony fait :
— Et s’ils marchent pas pour raquer ?
— Pourquoi ils marcheraient pas ?
— Je sais pas. Ils peuvent trouver que c’est salé, non ?
— C’est salé. J’ai jamais dit que c’était cadeau. S’ils raquent pas, ils perdent la came et les deux chimistes dedans. Je parle pas du labo, parce que c’est de la merde à côté du reste…
— Ils perdent… Ils perdent, fait le Surfeur de la côte ouest, ça veut dire qu’on envoie la purée. C’est ça ?
— C’est ça, je souris.
— Si on envoie la purée, on fait une opération blanche, observe Tony. Ils paument le maximum, mais nous, on ramène que dalle… Sans compter…
— Sans compter ?
— On se les met à dos. Et pas qu’un peu.
Il secoue la tête doucement. On sent que c’est pas une idée qui lui botte des masses. Je repose ma bière. J’allume une cigarette. Je prends mon temps. Il y a une guêpe qui grésille quelque part, contre une vitre. Je reprends, piano.
— Le problème, c’est pas qu’on calcine le bahut ou pas. S’ils raisonnent froidement, ils ont qu’à attendre la fin de l’ultimatum, seulement ils courent le risque d’avoir affaire à une bande de pignoufs, une équipe de dingues prêts à défourailler à tout-va pour un oui pour un non. Un coriace court le risque et laisse mouler. Un vrai coriace avec des nerfs d’acier. Un patron…
Tony relève la tête, doucement. Il plante ses yeux dans ma figure, il lève une main, il fait « attends, attends »…
— Moreau, il dit. Un patron comme Moreau.
— Moreau était en cheville avec les Latino-Américains de la côte est. Pour les mecs du Narcotic Bureau, c’était le patron de la came française. Le seul et l’unique.
— … Et Moreau se fait rectifier. Il se fait descendre dans son garage, sans mobile apparent… (Tony me fixe.) Bon, lui aurait couru le risque. Et il est plus là.
— Plus de grand patron, je dis pour résumer. Le bahut, c’est pas la propriété privée de telle ou telle famille du coin, c’est le camion d’une S.A. avec siège social et tout et tout, un pot commun en quelque sorte. Un petit bout de multinationale…
— On risque d’attendre un sacré bout de temps avant qu’ils aient une commande, observe le Surfeur. Le temps que ça se remette en ordre, tout le bordel…
— On attend rien du tout.
Tout le monde me regarde, abruti de chaleur.
Tony saisit quand même une bière glacée au goulot. Le Surfeur passe ses pouces dans la ceinture du jean. Ben s’allume une cigarette au mégot de la précédente. Le .45 automatique fait une bosse confortable sous sa veste de costard. Manu a croisé les bras sur son ventre, les pieds bien campés par terre, à dix heures dix.
Ils me regardent.
— On attend rien, j’explique, parce qu’on va passer la commande nous-mêmes, comme des grands. Qu’est-ce que vous en dites ?
Ils continuent à me regarder.
Dans le fond de la pièce, Myriam fait pivoter doucement son fauteuil, du bout de ses orteils nus, les orteils du pied droit. Elle est assise sur sa jambe gauche. Elle se tape un porto-flip en fumant une cigarette. En tout et pour tout, elle porte une de mes chemises kaki aux manches retroussées.
J’interroge Tony du regard. Il secoue vaguement les épaules, il retrousse ses bacchantes du bout de l’ongle. Il dit, d’une voix plus que désabusée :
— Je suggère qu’on passe au vote, Simon.
— D’accord. Main levée ou bulletins secrets ?
Il se marre doucement, il secoue la tête. Il a l’air abattu, déprimé.
— Main levée… On va pas se faire chier à confectionner les bulletins et tout le tremblement, le dépouillement. Main levée…
J’explique les modalités du scrutin. Pour, contre, abstention. On commence par le pour.
— C’est pas normal, objecte Tony, ça risque d’influencer.
— Contre, alors…
— Si tu veux…
Je récite :
— Que ceux qui votent contre le projet débattu précédemment le manifestent en levant le bras.
— Le droit ou le gauche ? demande le Surfeur.
— Celui que tu veux, mâchonne Tony avec une amertume à débiter en tranches épaisses.
Il lève le bras, l’un des deux. Le Surfeur garde les pouces dans les passants du jean. Je passe au pour. Tout le monde lève le bras, chacun le sien, un au choix. Plus ou moins haut. J’écrase ma cigarette. Projet adopté.
Immédiatement, j’accorde une suspension de séance.
On est sur la terrasse, j’ai un verre à la main, Myriam de l’autre côté, on sent des bouillonnements d’air sourds et gris, des grosses bulles qui viennent crever jusqu’ici, mais on n’entend plus personne derrière les haies, ça va craquer d’un instant à l’autre. Le Surfeur se pointe et engage la pointe du pied entre les barreaux de la grille. Il s’accoude à la rambarde.