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Christophe ne se fût probablement jamais préoccupé de ces questions, s’il avait vécu seul. Mais les obligations de la vie sociale l’obligeaient à fixer sa pensée sur ces problèmes puérils et oiseux, qui tiennent une place disproportionnée dans le monde, et où il faut prendre parti, puisqu’on s’y heurte à chaque pas. Comme si une âme saine, généreuse, débordante de force et d’amour, n’avait pas mille choses plus pressées à faire que de s’inquiéter si Dieu existe ou non!… Si encore il ne s’agissait que de croire à Dieu! Mais il faut croire à un Dieu, de telles dimensions, de telle forme, de telle couleur et de telle race! Pour cela, Christophe n’y songeait même pas. Jésus ne tenait presque aucune place dans ses pensées. Ce n’était pas qu’il ne l’aimât point: il l’aimait, quand il pensait à lui; mais il ne pensait pas à lui. Il se le reprochait parfois, il s’en chagrinait, il ne comprenait pas pourquoi il ne s’y intéressait pas davantage. Pourtant il pratiquait, tous les siens pratiquaient, son grand-père lisait la Bible; lui-même suivait la messe; il la servait, en quelque sorte, puisqu’il était organiste; et il s’appliquait à sa tâche avec une conscience exemplaire. Mais il eût été bien embarrassé, au sortir de l’église, de dire à quoi il avait pensé. Il se mit à la lecture des Livres Saints, pour fixer ses idées, et il y prit de l’amusement, et même du plaisir, mais comme à des livres beaux et curieux, qui ne diffèrent pas essentiellement d’autres livres, que personne ne songe à appeler sacrés. Pour dire la vérité, s’il avait de la sympathie pour Jésus, il en avait bien plus pour Beethoven. Et, à son orgue de Saint-Florian, où il accompagnait l’office du dimanche, il était plus occupé de son orgue que de la messe, et plus religieux, les jours où la chapelle jouait du Bach que les jours où elle jouait du Mendelssohn. Certaines cérémonies lui causaient une ferveur exaltée… Mais était-ce bien Dieu qu’il aimait alors, ou seulement la musique, comme un prêtre imprudent le lui avait dit un jour, par plaisanterie, sans se douter du trouble où le jetterait sa boutade? Un autre n’y eût pas pris garde et n’eût rien changé à sa façon de vivre, – (tant de gens s’accommodent de ne pas savoir ce qu’ils pensent!) – Mais Christophe était affligé d’un besoin de sincérité gênant, qui lui inspirait des scrupules à tout propos. Et du jour qu’il en eut, il lui devint impossible de n’en pas avoir toujours. Il se tourmentait, il lui semblait qu’il agissait avec duplicité. Croyait-il, ou ne croyait-il pas?… Il n’avait pas les moyens, matériels ni intellectuels, – (il faut du savoir et des loisirs) – pour résoudre la question, seul. Et cependant, il fallait la résoudre, sous peine d’être un indifférent, ou un hypocrite. Or, il était aussi incapable d’être l’un que l’autre.

Il chercha à sonder timidement les gens qui l’entouraient. Tous avaient l’air sûrs d’eux-mêmes. Christophe brûlait de connaître leurs raisons. Il n’y parvenait point. Presque jamais on ne lui faisait une réponse précise: c’étaient des discours à côté. Certains le traitaient d’orgueilleux, et lui disaient que cela ne se discute point, que des milliers de gens plus intelligents que lui et meilleurs avaient cru sans discuter, qu’il n’avait qu’à faire comme eux. Il en était même qui prenaient un air froissé, comme si ç’eût été une offense personnelle de leur poser une telle question; ce n’étaient peut-être pas les plus sûrs de leur fait. D’autres haussaient les épaules et disaient en souriant: «Bah! cela ne peut pas faire de mal…» Et leur sourire disait: «Et c’est tellement commode!…» Ceux-là, Christophe les méprisait, de toute la force de son cœur.

Il avait essayé de s’ouvrir de ses inquiétudes à un prêtre mais il fut découragé par cette tentative. Il ne put discuter sérieusement. Si affable que fût son interlocuteur, il faisait poliment sentir qu’il n’y avait point d’égalité réelle entre Christophe et lui; il semblait entendu d’avance que sa supériorité était incontestée, et que la discussion ne pouvait pas franchir les limites qu’il lui assignait, sans une sorte d’inconvenance: c’était un jeu de parade tout à fait inoffensif. Quand Christophe avait voulu passer outre, et poser des questions, auxquelles il ne plaisait pas au digne homme de répondre, il s’en était tiré avec un sourire protecteur, quelques citations latines et une objurgation paternelle de prier, prier, pour que Dieu l’éclairât. Christophe était sorti de l’entretien, humilié et blessé par ce ton de supériorité polie. À tort ou à raison, pour rien au monde, il n’aurait eu de nouveau recours à un prêtre. Il admettait bien que ces hommes lui étaient supérieurs par l’intelligence et leur titre sacré; mais lorsque l’on discute, il n’y a plus ni supérieur ni inférieur, ni titres, ni âges, ni nom: rien ne compte que la vérité, devant elle tout le monde est égal.

Aussi fut-il heureux de trouver un garçon de son âge, qui crût. Lui-même ne demandait qu’à croire; et il espérait que Leonhard lui en donnerait de bonnes raisons. Il lui fit des avances. Leonhard répondit avec sa douceur habituelle, mais sans empressement: il n’en mettait à rien. Comme on ne pouvait avoir une conversation suivie à la maison, sans être interrompu à tout instant par Amalia ou par le vieux, Christophe proposa une promenade, le soir, après dîner. Leonhard était trop poli pour refuser, quoiqu’il s’en fût dispensé volontiers; car sa nature indolente avait peur de la marche, de la conversation, et de tout ce qui lui coûtait un effort.

Christophe était gêné pour entamer l’entretien. Après deux ou trois phrases gauches sur des sujets indifférents, il se jeta, avec une brusquerie un peu brutale, dans la question qui lui tenait au cœur. Il demanda à Leonhard si vraiment il allait se faire prêtre, et si c’était pour son plaisir. Leonhard, interloqué, jeta sur lui un regard inquiet; mais quand il vit que Christophe n’avait aucune intention hostile, il se rassura:

– Oui, répondit-il. Comment en serait-il autrement?

– Ah! fit Christophe. Vous êtes bien heureux!

Leonhard sentit une nuance d’envie dans la voix de Christophe, et il en fut agréablement flatté. Il changea aussitôt de manières, il devint expansif, sa figure s’éclaira:

– Oui, dit-il. Je suis heureux.

Il rayonnait.

– Comment faites-vous pour cela? demanda Christophe.

Leonhard, avant de répondre, proposa de s’asseoir, sur un banc tranquille, dans la galerie du cloître de Saint-Martin. On apercevait de là un coin de la petite place, plantée d’acacias, et, plus loin, la campagne, baignée par la brume du soir. Le Rhin coulait au pied de la colline. Un vieux cimetière abandonné, dont les tombes étaient noyées sous un flot d’herbes, dormait à côté d’eux, derrière sa grille close.

Leonhard se mit à parler. Il disait, les yeux brillants de contentement, combien il était doux d’échapper à la vie, d’avoir trouvé l’asile, où l’on sera pour toujours à l’abri. Christophe, encore meurtri par ses blessures récentes, sentait passionnément ce désir de repos et d’oubli; mais il s’y mêlait un regret. Il demanda, avec un soupir:

– Et pourtant, est-ce que cela ne vous coûte pas de renoncer tout à fait à la vie?

– Oh! fit l’autre tranquillement, qu’y a-t-il à regretter? N’est-elle pas triste et laide?

– Il y a de belles choses aussi, dit Christophe, regardant le beau soir.

– Il y a quelques belles choses, mais peu.

– Ce peu, c’est encore beaucoup pour moi!