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Il revint plus d’une fois rôder autour du village où elle habitait. Elle allait et venait dans la cour de sa ferme: il s’arrêtait sur la route pour la regarder. Il ne s’avouait pas que c’était pour elle qu’il venait; et, en vérité, c’était presque sans y penser. Quand il était absorbé par la composition d’une œuvre, il se trouvait dans un état de somnambule: tandis que son âme consciente suivait ses pensées musicales, le reste de son être demeurait livré à l’autre âme inconsciente, qui guette la moindre distraction de l’esprit pour prendre la clef des champs. Il était souvent étourdi par le bourdonnement de la musique, quand il se trouvait en face d’elle; et il continuait de rêvasser, en la regardant. Il n’eût pas pu dire qu’il l’aimât, il n’y songeait même pas; il avait plaisir à la voir: rien de plus. Il ne se rendait pas compte du désir qui le ramenait vers elle.

Cette insistance faisait jaser. On s’en gaussait à la ferme, où l’on avait fini par savoir qui était Christophe. On le laissait tranquille, d’ailleurs; car il était inoffensif. Pour tout dire, il avait l’air d’un sot: et il ne s’en inquiétait pas.

*

C’était la fête au village. Des gamins écrasaient des pois fulminants entre deux cailloux, en criant: «Vive l’Empereur!» (Kaiser lebe! Hoch!) On entendait meugler un veau, enfermé dans son étable, et les chants des buveurs au cabaret. Des cerfs-volants aux queues de comètes frétillaient dans l’air, au-dessus des champs. Les poules grattaient avec frénésie le fumier d’or: le vent s’engouffrait dans leurs plumes, comme dans les jupes d’une vieille dame. Un cochon rose dormait voluptueusement sur le flanc, au soleil.

Christophe se dirigea vers le toit rouge de l’auberge des Trois Rois, au-dessus duquel flottait un petit drapeau. Des chapelets d’oignons étaient pendus à la façade, et les fenêtres étaient garnies de fleurs de capucines rouges et jaunes. Il entra dans la salle, pleine de fumée de tabac, où s’étalaient aux murs des chromos jaunies, et, à la place d’honneur, le portrait colorié de l’Empereur-Roi, entouré d’une guirlande de feuilles de chêne. On dansait. Christophe était bien sûr que sa belle amie serait là. Et en effet, ce fut la première figure qu’il aperçut. Il s’établit dans un angle de la pièce, d’où il pouvait suivre en paix les évolutions des danseurs. Mais, quelque soin qu’il eût pris pour ne pas être remarqué, Lorchen sut bien le découvrir dans son coin. Tout en tournant d’interminables valses, elle lui lançait par-dessus l’épaule de son danseur de rapides œillades; et, pour mieux l’exciter, elle coquetait avec les garçons du village, en riant de sa grande bouche bien fendue. Elle parlait fort et disait des niaiseries, ne différant point en cela de ces jeunes filles du monde, qui, lorsqu’on les regarde, se croient obligées de rire, de s’agiter, d’être sottes pour la galerie, au lieu de le rester pour elles seules. – En quoi elles ne sont pas si sottes: car elles savent que la galerie les regarde et ne les écoute pas. – Christophe, les coudes sur la table et le menton sur le poing, suivait le manège de la fille avec des yeux ardents et furieux: il avait l’esprit assez libre pour n’être pas dupe de ses roueries; mais il ne l’avait pas assez pour ne pas s’y laisser prendre; et tour à tour, il grognait de colère, ou bien il riait sous cape, et haussait les épaules, de donner dans le panneau.

Un autre l’observait: c’était le père de Lorchen. Petit et trapu, une grosse tête au nez court, le crâne chauve rissolé par le soleil, avec une couronne de cheveux qui avaient été blonds et frisottaient par boucles épaisses comme un Saint-Jean de Dürer bien rasé, la figure impassible, sa longue pipe au coin de la bouche, il causait très lentement avec d’autres paysans, tout en suivant du coin de l’œil la mimique de Christophe; et il avait un rire silencieux. À un moment, il toussota; un éclair de malice brillait dans ses petits yeux gris, il vint s’asseoir de côté à la table de Christophe. Christophe, mécontent, tourna vers lui un visage renfrogné: il rencontra le regard narquois du vieux qui, sans extraire sa pipe de sa bouche, lui adressa familièrement la parole. Christophe le connaissait: il le tenait pour une vieille canaille; mais le faible qu’il avait pour la fille le rendait indulgent pour le père, et même lui inspirait un bizarre plaisir à se trouver avec lui: le vieux malin s’en doutait. Après avoir parlé de la pluie et du beau temps, et fait une allusion goguenarde aux belles filles, et à ce qu’il ne dansait pas, il conclut que Christophe avait bien raison de ne pas se donner de mal, et qu’on était mieux à table, les coudes devant son pot; et il se fit inviter sans façon à en vider un. En buvant, le vieux causait, sans se presser. Il parlait de ses petites affaires, de la difficulté qu’on avait à vivre, des mauvais temps, de la cherté de tout. Christophe ne répondait que par quelques grognements: cela ne l’intéressait pas; il regardait Lorchen. Il y avait des moments de silence: le paysan attendait un mot; nulle réponse ne venait: il reprenait tranquillement. Christophe se demandait ce qui lui valait l’honneur de la société du vieux et de ses confidences. Il finit par comprendre. Le vieux, après avoir épuisé ses doléances, passa à un autre chapitre: il vanta l’excellence de ses produits, de ses légumes, de sa volaille, de ses œufs, de son lait; et brusquement, il demanda si Christophe ne pourrait pas lui procurer la clientèle du château. Christophe sursauta:

– Comment diable savait-il?… Il le connaissait donc?

– Oui bien, disait le vieux. Tout se sait…

Il n’ajouta pas:

… quand on se donne la peine de faire sa petite police soi-même.

Christophe se fit un malin plaisir de lui apprendre que, bien que «tout se sût», on ne savait pas sans doute qu’il venait de se brouiller avec la petite cour, et que, si jamais il avait pu se flatter de quelque crédit auprès de l’office et des cuisines du château, – (ce dont il doutait fort) – ce crédit, à l’heure présente, était mort et enterré. Le vieux eut un froncement imperceptible de la bouche. Il ne se découragea pourtant pas; et, après un moment, il demanda si Christophe ne pourrait pas du moins le recommander à telle et telle famille. Et il lui nomma toutes celles avec qui Christophe se trouvait en relations: car il s’était renseigné très exactement, au marché. Christophe eût été furieux de cet espionnage, s’il n’avait eu plutôt envie de rire, en pensant que le vieux serait volé, malgré toute sa malice: (car il ne se doutait pas que la recommandation qu’il demandait était plus capable de lui faire perdre sa clientèle, que de lui en procurer de nouvelle). Il le laissa donc dévider en pure perte son écheveau de petites ruses grossières; et il ne répondait ni oui, ni non. Mais le paysan insistait; et, s’attaquant enfin à Christophe lui-même et à Louisa, qu’il avait gardés pour la fin, il voulut à toute force leur colloquer son lait, son beurre, et sa crème. Il ajoutait que, puisque Christophe était musicien, rien ne faisait plus de bien pour la voix qu’un œuf frais avalé cru, matin et soir: et il se faisait fort de lui en fournir de tout chauds sortis du cul de la poule. Cette idée que le vieux le prenait pour un chanteur fit éclater de rire Christophe. Le paysan en profita pour faire venir une autre bouteille. Après quoi, ayant tiré de Christophe tout ce qu’il pouvait peur l’instant, il s’en alla, sans autre cérémonie.