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– Vous me direz bien tout, et comment elle aura supporté ce coup, et tout ce qu’elle aura dit? Vous ne me cacherez rien? disait Christophe, suppliant.

– Je vous dirai tout.

Ils n’étaient plus aussi libres de se parler: sur le seuil de la porte, l’homme les regardait.

– Et puis, monsieur Christophe, dit Lorchen, j’irai la voir quelquefois, je vous enverrai de ses nouvelles: n’ayez point d’inquiétude.

Elle lui donna une poignée de main vigoureuse, comme un homme.

– Allons! fit le paysan.

– Allons! dit Christophe.

Ils sortirent tous trois. Sur la route, ils se séparèrent. Lorchen alla d’un côté, et Christophe avec son guide, de l’autre. Ils ne causaient point. Le croissant de la lune, enveloppée de vapeurs, disparaissait derrière les bois. Une lumière très pâle flottait sur les champs. Dans les creux, les brouillards s’étaient levés, épais et blancs comme du lait. Les arbres grelottants baignaient dans l’air humide… Quelques minutes à peine après la sortie du village, le paysan se rejeta brusquement en arrière, et fit signe à Christophe de s’arrêter. Ils écoutèrent. Sur la route, devant eux, s’approchait le pas cadencé d’une troupe. Le paysan enjamba la haie et entra dans les champs. Christophe fit comme lui. Ils s’éloignèrent à travers les labours. Ils entendirent passer sur le chemin les soldats. Dans la nuit, le paysan leur montra le poing. Christophe avait le cœur serré, comme l’animal traqué. Ils se remirent en route, évitant les villages et les fermes isolées, où les aboiements des chiens les dénonçaient à tout le pays. Au revers d’une colline boisée, ils aperçurent dans le lointain les feux rouges de la ligne du chemin de fer. S’orientant d’après ces phares, ils décidèrent de se diriger vers la première station. Ce ne fut pas aisé. À mesure qu’ils descendaient dans la vallée, ils s’enfonçaient dans les brouillards. Ils eurent à sauter deux ou trois petits ruisseaux. Ils se trouvèrent ensuite dans d’immenses champs de betteraves et de terre labourée; ils crurent qu’ils n’en sortiraient jamais. La plaine était bosselée: c’était une suite de renflements et de creux, où l’on risquait de tomber. Enfin, après avoir erré au hasard, noyés dans la brume, ils aperçurent tout à coup, à quelques pas, les fanaux de la voie ferrée sur le faite d’un remblais. Ils grimpèrent le talus. Au risque d’être surpris, ils suivirent le long des rails, jusqu’à une centaine de mètres de la station: là, ils reprirent la route. Ils arrivèrent à la gare, vingt minutes avant le passage du train. Malgré les recommandations de Lorchen, le paysan laissa Christophe: il avait hâte d’être revenu, pour voir ce qu’on avait fait des autres et de son bien.

Christophe prit une place pour Leiden, et il attendit seul dans la salle des troisièmes déserte. Un employé, qui somnolait sur une banquette, vint regarder le billet de Christophe et lui ouvrir la porte, à l’arrivée du train. Personne dans le wagon. Dans le train, tout dormait. Tout dormait dans les champs. Seul, Christophe ne dormait point, malgré sa fatigue. À mesure que les lourdes roues de fer le rapprochaient de la frontière, il sentait le désir trépidant d’être hors d’atteinte: Dans une heure, il serait libre. Mais d’ici là, il suffisait d’un mot pour qu’il fût arrêté… Arrêté! Tout son être se révoltait. Être étouffé par la force odieuse!… Il n’en respirait plus. Sa mère, son pays qu’il quittait, avaient disparu de sa pensée. Dans l’égoïsme de sa liberté menacée, il ne pensait qu’à cette liberté qu’il voulait sauver. À quelque pris que ce fût! Oui, même au prix d’un crime… Il se reprochait amèrement d’avoir pris ce train, au lieu d’avoir continué sa route à pied jusqu’à, la frontière. Il avait voulu gagner quelques heures. Belle avance! Il allait se jeter dans la gueule du loup. Sûrement, on l’attendait à la gare frontière; des ordres devaient être donnés… Il songea, un moment, à descendre du train en marche, avant la station; il ouvrit même la portière du wagon; mais il était trop tard: on arrivait. Le train s’arrêta. Cinq minutes. Une éternité. Christophe, rejeté dans le fond de son compartiment, abrité derrière le rideau, regardait anxieusement le quai, où se tenait immobile un gendarme. Le chef de gare sortit de son bureau, une dépêche à la main, et se dirigea précipitamment du côté du gendarme. Christophe ne douta point qu’il ne s’agît de lui. Il chercha une arme. Nulle autre qu’un fort couteau à deux lames. Il l’ouvrit dans sa poche. Un employé, avec une lanterne attachée sur la poitrine, avait croisé le chef et courut le long du train, Christophe le vit venir. Le poing crispé dans sa poche, sur le manche du couteau, il pensa:

– Je suis perdu!

Il était dans un tel état de surexcitation qu’il eût été capable de plonger son couteau dans la poitrine de l’homme si celui-ci avait eu la malencontreuse idée de venir à lui et d’ouvrir son compartiment. Mais l’employé s’arrêta au wagon voisin, pour vérifier le billet d’un voyageur qui venait de monter. Le train se remit en marche. Christophe comprimait les battements de son cœur. Il ne bougeait pas. Il osait à peine se dire qu’il était sauvé. Il ne voulait pas se le dire, tant que la frontière ne serait point passée… Le jour commençait à poindre. Les silhouettes des arbres sortaient de la nuit. L’ombre fantastique d’une voiture passa sur la route, avec un bruit de grelots et un œil clignotant… La figure collée contre la vitre, Christophe tâchait de voir le poteau aux armes impériales, qui marquait les bornes de sa servitude. Il le cherchait encore dans la lumière naissante, quand le train siffla pour annoncer l’arrivée à la première station belge.

Il se leva, il ouvrit toute grande la portière, il but l’air glacé. Libre! Toute sa vie devant lui! joie de vivre!… – Et aussitôt tomba sur lui, d’un coup, la tristesse de ce qu’il laissait, la tristesse de ce qu’il allait trouver; et la lassitude de cette nuit d’émotions le terrassa. Il s’affaissa sur la banquette. Une minute à peine le séparait de l’arrivée en gare. Quand, une minute plus tard, un employé ouvrit la portière du wagon, il trouva Christophe endormi. Secoué par le bras, Christophe s’éveilla, confus, croyant avoir dormi une heure; il descendit lourdement, se traîna à la douane; et, définitivement accepté sur le territoire étranger, n’ayant plus à se défendre, il se coucha tout de son long sur un banc de la salle d’attente, et se laissa tomber dans le sommeil, comme une masse.

*

Il se réveilla vers midi. Lorchen ne pouvait guère venir avant deux ou trois heures. En attendant l’arrivée des trains, il faisait les cent pas sur le quai de la petite gare. Il continua tout droit au milieu des prairies. C’était un jour gris et sans joie, qui sentait les approches de l’hiver. La lumière était endormie. Le sifflet plaintif d’un train en manœuvre rompait seul le triste silence. Christophe s’arrêta à quelques pas de la frontière, dans la campagne déserte. Devant lui une toute petite mare, une flaque d’eau très claire, où se reflétait le ciel mélancolique. Elle était close d’une palissade, et bordée de deux arbres. À droite, un peuplier, à la cime dépouillée, qui tremblait. Derrière, un grand noyer, aux branches noires et nues, comme un polype monstrueux. Des grappes de corbeaux s’y balançaient lourdement. Les dernières feuilles exsangues se détachaient d’elles-mêmes, et tombaient une à une sur l’étang immobile…

Il lui semblait qu’il avait déjà vu cela: ces deux arbres, cet étang… – Et brusquement, il eut une de ces minutes de vertige, qui s’ouvrent de loin en loin dans la plaine de la vie. Une trouée dans le Temps. On ne sait plus où on est, qui on est, dans quel siècle l’on vit, depuis combien de siècles on est ainsi. Christophe avait le sentiment que cela avait déjà été, que ce qui était maintenant n’était pas maintenant, mais dans un autre temps. Il n’était plus lui-même. Il se voyait du dehors, de très loin, comme un autre qui déjà s’était tenu debout, ici, à cette place. Il entendait une ruche de souvenirs inconnus; ses artères bruissaient: