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Christophe ne se m?fiait pas. Il ?tait tr?s affectueux, trop affectueux pour elle; il se faisait c?liner, comme un grand enfant.

Sidonie, certains jours, avait l’air abattue; mais il l’attribuait ? sa t?che. Une fois, au milieu d’un entretien, elle se leva brusquement, et quitta Christophe, pr?textant un ouvrage. Enfin, apr?s un jour o? Christophe lui avait t?moign? plus de confiance encore qu’? l’ordinaire, elle interrompit ses visites pour quelque temps; et quand elle revint, elle ne lui parla plus qu’avec contrainte. Il se demandait en quoi il avait pu l’offenser. Il le lui demanda. Elle r?pondit avec vivacit? qu’il ne l’avait offens? en rien; mais elle continua de s’?loigner de lui. Quelques jours apr?s, elle lui annon?a, qu’elle partait: elle avait laiss? sa place, et quittait la maison. En termes froids et guind?s, elle le remercia des bont?s qu’il lui avait t?moign?es, lui exprima les souhaits qu’elle formait pour sa sant? et pour celle de sa m?re, et elle lui fit ses adieux. Il fut si ?tonn? de ce brusque d?part qu’il ne sut que dire; il essaya de conna?tre les motifs qui l’y d?terminaient: elle r?pliqua, d’une mani?re ?vasive. Il lui demanda o? elle allait se placer: elle ?vita de r?pondre; et, pour couper court ? ses questions, elle partit. Sur le seuil de la porte, il lui tendit la main; elle la serra un peu vivement; mais sa figure ne se d?mentit pas; et, jusqu’au bout, elle garda son air raide et glac?. Elle s’en alla.

Il ne comprit jamais pourquoi.

*

L’hiver s’?ternisait. Un hiver humide, brumeux et boueux. Des semaines sans soleil. Bien que Christophe all?t mieux, il n’?tait pas gu?ri. Il avait toujours un point douloureux au poumon droit, une l?sion qui se cicatrisait lentement, et des acc?s de toux nerveuse, qui l’emp?chaient de dormir, la nuit. Le m?decin lui avait d?fendu de sortir. Il aurait pu tout autant lui ordonner de s’en aller sur la C?te d’Azur, ou dans les Canaries. Il fallait bien qu’il sort?t! S’il n’?tait pas all? chercher son d?ner, ce n’?tait pas son d?ner qui serait venu le chercher. – On lui ordonnait aussi des drogues qu’il n’avait pas les moyens de payer. Aussi avait-il renonc? ? demander conseil aux m?decins: c’?tait de l’argent perdu; et puis, il se sentait toujours mal ? l’aise avec eux; eux et lui ne pouvaient se comprendre: deux mondes oppos?s. Ils avaient une compassion ironique et un peu m?prisante pour ce pauvre diable d’artiste, qui pr?tendait ?tre un monde ? lui tout seul, et qui ?tait balay? comme une paille par le fleuve de la vie. Il ?tait humili? d’?tre regard?, palp?, tripot? par ces hommes. Il avait honte de son corps malade. Il pensait:

– Comme je serai content, lorsqu’il mourra!

Malgr? la solitude, la maladie, la mis?re, tant de raisons de souffrir, Christophe supportait son sort patiemment. Jamais il n’avait ?t? si patient. Il s’en ?tonnait lui-m?me. La maladie est bienfaisante, souvent. En brisant le corps, elle affranchit l’?me; elle la purifie: dans les nuits et les jours d’inaction forc?e, se l?vent des pens?es, qui ont peur de la lumi?re trop crue, et que br?le le soleil de la sant?. Qui n’a jamais ?t? malade ne s’est connu jamais tout entier.

La maladie avait mis en Christophe un apaisement singulier. Elle l’avait d?pouill? de ce qu’il y avait de plus grossier dans son ?tre. Il sentait, avec des organes plus subtils, le monde des forces myst?rieuses qui sont en chacun de nous, et que le tumulte de la vie nous emp?che d’entendre. Depuis la visite au Louvre, dans ces heures de fi?vre, dont les moindres souvenirs s’?taient grav?s en lui, il vivait dans une atmosph?re analogue ? celle du tableau de Rembrandt, chaude, douce et profonde. Il sentait, lui aussi, dans son c?ur, les magiques reflets d’un soleil invisible. Et bien qu’il ne cr?t point, il savait qu’il n’?tait point seuclass="underline" un Dieu le tenait par la main, le menait o? il fallait qu’il v?nt. Il se confiait ? lui comme un petit enfant.

Pour la premi?re fois depuis des ann?es, il ?tait contraint de se reposer. La lassitude m?me de la convalescence lui ?tait un repos, apr?s l’extraordinaire tension intellectuelle, qui avait pr?c?d? la maladie, et qui le courbaturait encore. Christophe qui, depuis plusieurs mois, se raidissait dans un ?tat de qui-vive perp?tuel, sentait se d?tendre peu ? peu la fixit? de son regard. Il n’en ?tait pas moins fort; il en ?tait plus humain. La vie puissante, mais un peu monstrueuse, du g?nie, ?tait pass?e ? l’arri?re-plan; il se retrouvait un homme comme les autres, d?pouill? de ses fanatismes d’esprit, et de tout ce que l’action a de dur et d’impitoyable. Il ne ha?ssait plus rien; il ne pensait plus aux choses irritantes, ou seulement avec un haussement d’?paules; il songeait moins ? ses peines, et plus ? celles des autres. Depuis que Sidonie lui avait rappel? les souffrances silencieuses des humbles ?mes, qui luttaient sans se plaindre, sur tous les points de la terre, il s’oubliait en elles. Lui qui n’?tait pas sentimental ? l’ordinaire, il avait maintenant des acc?s de cette tendresse mystique, qui est la fleur de la faiblesse. Le soir, accoud? ? sa fen?tre, au-dessus de la cour, ?coutant les bruits myst?rieux de la nuit,… une voix qui chantait dans une maison voisine, et que l’?loignement faisait para?tre ?mouvante, une petite fille qui pianotait na?vement du Mozart,… il pensait:

– Vous tous que j’aime, et que je ne connais pas! Vous que la vie n’a point fl?tris, qui r?vez ? de grandes choses que vous savez impossibles, et qui vous d?battez contre le monde ennemi, – je veux que vous ayez le bonheur – il est si bon d’?tre heureux!… ? mes amis, je sais que vous ?tes l?, et je vous tends les bras… Il y a un mur entre nous. Pierre ? pierre, je l’use; mais je m’use, en m?me temps. Nous rejoindrons-nous jamais? Arriverai-je ? vous, avant que se soit dress? l’autre mur: la mort?… – N’importe! Que je sois seul, toute ma vie, pourvu que je travaille pour vous, que je vous fasse du bien, et que vous m’aimiez un peu, plus tard, apr?s ma mort!…

Ainsi, Christophe convalescent, buvait le lait des deux bonnes nourrices: «Liebe und Not» (Amour et Mis?re).

*

Dans cette d?tente de sa volont?, il sentait le besoin de se rapprocher des autres. Et, bien qu’il f?t tr?s faible encore, et que ce ne f?t gu?re prudent, il sortait de bon matin ? l’heure o? le flot du peuple d?valait des rues populeuses vers le travail lointain, ou le soir, quand il revenait. Il voulait se plonger dans le bain rafra?chissant de la sympathie humaine. Non qu’il parla ? personne. Il ne le cherchait m?me pas. Il lui suffisait de regarder passer les gens, de les deviner, et de les aimer. Il observait, avec une affectueuse piti?, ces travailleurs qui se h?taient, ayant tous, par avance, la lassitude de la journ?e, – ces figures de jeunes hommes, de jeunes filles, au teint ?tiol?, aux expressions aigu?s, aux sourires ?tranges, – ces visages transparents et mobiles, sous lesquels on voyait passer des flots de d?sirs, de soucis, d’ironies changeantes, – ce peuple si intelligent, trop intelligent, un peu morbide des grandes villes. Ils marchaient vite, tous, les hommes lisant les journaux, les femmes grignotant un croissant. Christophe e?t bien donn? un mois de sa vie pour que la blondine ?bouriff?e, aux traits bouffis de sommeil, qui venait de passer pr?s de lui, d’un petit pas de ch?vre, nerveux et sec, p?t dormir encore une heure ou deux de plus. Oh! qu’elle n’e?t pas dit non, si on le lui avait offert! Il e?t voulu enlever de leurs appartements, herm?tiquement clos ? cette heure, toutes les riches oisives, qui jouissaient ennuyeusement de leur bien-?tre, et mettre ? leur place, dans leurs lits, dans leur vie reposante, ces petits corps ardents et las, ces ?mes non blas?es, pas abondantes, mais vives et gourmandes de vivre. Il se sentait plein d’indulgence pour elles, ? pr?sent; et il souriait de ces minois ?veill?s et vann?s o? il y a de la rouerie et de l’ing?nuit?, un d?sir effront? et na?f du plaisir, et, au fond, une brave petite ?me, honn?te et travailleuse. Et il ne se f?chait pas, quand quelques-unes lui riaient au nez, ou se poussaient du coude, en se montrant ce grand gar?on, aux yeux ardents.

Il s’attardait sur les quais, ? r?ver. C’?tait sa promenade de pr?dilection. Elle calmait un peu sa nostalgie du grand fleuve, qui avait berc? son enfance. Ah! ce n’?tait plus sans doute le Vater Rhein! Rien de sa force toute-puissante. Rien des larges horizons, des vastes plaines, o? l’esprit plane et se perd. Une rivi?re aux yeux gris, ? la robe vert-p?le, aux traits fins et pr?cis, une rivi?re de gr?ce, aux souples mouvements, s’?tirant avec une spirituelle nonchalance dans la parure somptueuse et sobre de sa ville, les bracelets de ses ponts, les colliers de ses monuments, et souriant ? sa joliesse, comme une belle fl?neuse… La d?licieuse lumi?re de Paris! C’?tait la premi?re chose que Christophe avait aim?e dans cette ville; elle le p?n?trait, doucement, doucement; peu ? peu, elle transformait son c?ur, sans qu’il s’en aper??t. Elle ?tait pour lui la plus belle des musiques, la seule musique parisienne. Il passait des heures, le soir, le long des quais, ou dans les jardins de l’ancienne France, ? savourer les harmonies du jour sur les grands arbres baign?s de brume violette, sur les statues et les vases gris, sur la pierre patin?e des monuments royaux, qui avait bu la lumi?re des si?cles, cette atmosph?re subtile, faite de soleil fin et de vapeur laiteuse, o? flotte, dans une poussi?re d’argent, l’esprit riant de la race.