En ce moment, Lorenza, qui semblait lire dans la pensée de Balsamo comme dans un livre ouvert, poussa un long soupir, se souleva doucement et, avec la gracieuse lenteur du sommeil, vint attacher ses deux bras blancs et doux aux épaules de Balsamo, qui sentit son haleine parfumée à deux doigts de ses lèvres.
– Oh! non, non! s’écria Balsamo en passant sa main sur son front brûlant et sur ses yeux éblouis; non, cette vie enivrante conduirait au délire; non, je ne pourrais résister toujours, et avec ce démon tentateur, avec cette sirène, la gloire, la puissance, l’immortalité m’échapperaient. Non, non, elle se réveillera, je le veux, il le faut.
Éperdu, hors de lui, Balsamo repoussa vivement Lorenza, qui se détacha de lui et, comme un voile flottant comme une ombre, comme un flocon de neige, alla tomber sur le sofa.
La coquette la plus raffinée n’eût pas choisi, pour s’offrir aux regards de son amant, une pose plus enivrante.
Balsamo eut encore la force de faire quelques pas en s’éloignant; mais, comme Orphée, il se retourna; comme Orphée, il fut perdu!
– Oh! si je la réveille, pensa-t-il, la lutte va recommencer; si je la réveille, elle se tuera, ou me tuera moi-même, ou me forcera de la tuer.
«Abîme! Abîme!
«Oui, la destinée de cette femme est écrite, il me semble la lire en caractères de feu: mort! amour!… Lorenza! Lorenza! tu es prédestinée à aimer et à mourir. Lorenza! Lorenza! je tiens ta vie et ton amour entre mes mains!»
Pour toute réponse, l’enchanteresse se souleva, marcha droit à Balsamo, tomba à ses pieds, et le regarda de ses yeux noyés dans le sommeil et dans la volupté; elle prit une de ses mains qu’elle appuya sur son cœur.
– Mort! dit-elle tout bas, de ses lèvres humides et brillantes comme le corail qui sort de la mer, mort, mais amour!
Balsamo fit deux pas en arrière, la tête renversée, la main sur ses yeux.
Lorenza, haletante, le suivit sur ses genoux.
– Mort! répéta-t-elle de sa voix enivrante, mais amour! amour! amour!
Balsamo ne put résister plus longtemps; un nuage de flamme l’enveloppa.
– Oh! dit-il, c’en est trop; aussi longtemps qu’un être humain peut lutter, je l’ai fait; démon ou ange de l’avenir, qui que tu sois, tu dois être content: j’ai sacrifié assez longtemps à l’égoïsme et à l’orgueil toutes les passions généreuses qui bouillonnent en moi. Oh! non, non, je n’ai pas le droit de me révolter ainsi contre le seul sentiment humain qui fermente au fond de mon cœur. J’aime cette femme, je l’aime, et cet amour passionné fait contre elle plus que ne ferait la haine la plus terrible. Cet amour lui donne la mort; oh! lâche, oh! fou féroce que je suis; je ne sais pas même composer avec mes désirs. Quoi! lorsque je m’apprêterai à paraître devant Dieu; moi, le trompeur, moi, le faux prophète, lorsque je dépouillerai mon manteau d’artifice et d’hypocrisie devant le souverain juge, je n’aurai pas une seule action généreuse à m’avouer, pas un seul bonheur dont le souvenir vienne me consoler au milieu des souffrances éternelles!
«Oh! non, non, Lorenza, je sais bien qu’en t’aimant je perds l’avenir; je sais bien que mon ange révélateur va remonter aux cieux dès que la femme descendra dans mes bras.
«Mais tu le veux, Lorenza, tu le veux!
– Mon bien-aimé! soupira-t-elle.
– Alors, tu acceptes cette vie factice, au lieu de la vie réelle?
– Je la demande à deux genoux, je prie, je supplie; cette vie, c’est l’amour, c’est le bonheur.
– Et elle te suffira, une fois ma femme? car je t’aime ardemment, vois-tu.
– Oh! je le sais, je le sais, puisque je lis dans ton cœur.
– Et jamais tu ne m’accuseras, ni devant les hommes ni devant Dieu, d’avoir surpris ta volonté, d’avoir trompé ton cœur?
– Jamais, jamais! oh! devant les hommes, devant Dieu, au contraire, je te remercierai de m’avoir donné l’amour, le seul bien, la seule perle, le seul diamant de ce monde.
– Jamais tu ne regretteras tes ailes, pauvre colombe? car, sache-le bien, tu n’iras plus désormais dans les espaces radieux chercher pour moi, près de Jéhovah, le rayon de lumière qu’il mettait autrefois au front de ses prophètes. Quand je voudrai savoir l’avenir, quand je voudrai commander aux hommes, hélas! hélas! ta voix ne me répondra plus. J’avais en toi à la fois la femme aimée et le génie auxiliaire; je n’aurai plus que l’un des deux, et encore…
– Ah! tu doutes, tu doutes! s’écria Lorenza; je vois le doute comme une tache noire sur ton cœur.
– Tu m’aimeras toujours, Lorenza?
– Toujours, toujours!
Balsamo passa sa main sur son front.
– Eh bien, soit, dit-il. D’ailleurs…
Il resta un instant enseveli dans sa pensée.
– D’ailleurs, ai-je donc absolument besoin de celle-ci? continua-t-il. Est-elle seule au monde? Non, non; tandis que celle-ci me fera heureux, l’autre continuera de me faire riche et puissant. Andrée est aussi prédestinée, aussi voyante que toi. Andrée est jeune, pure, vierge, et je n’aime pas Andrée; et cependant, pendant son sommeil, Andrée m’est soumise comme toi; j’ai dans Andrée une victime toute prête pour te remplacer et pour moi celle-là, pour moi, c’est l’âme vile du médecin, et qui peut servir aux expériences; elle vole aussi loin, plus loin que toi, peut-être, dans les ombres de l’inconnu. Andrée! Andrée! je te prends pour ma royauté. Lorenza, viens dans mes bras; je te garde pour mon amante et pour ma maîtresse. Avec Andrée je suis puissant; avec Lorenza je suis heureux. À partir de cette heure seulement, ma vie est complète et, moins l’immortalité, j’ai réalisé le rêve d’Althotas; moins l’immortalité, je suis l’égal des dieux!
Et, relevant Lorenza, il ouvrit sa poitrine haletante contre laquelle Lorenza vint s’enlacer aussi étroitement que s’enlace le lierre au chêne.
Chapitre CXXIX Amour
Une autre vie avait commencé pour Balsamo, vie inconnue jusqu’alors à cette existence active, troublée, multiple. Depuis trois jours, pour lui plus de colères, plus d’appréhensions, plus de jalousies; depuis trois jours, il n’avait plus ouï parler de politique, de conspirations, ni de conspirateurs. Auprès de Lorenza, qu’il n’avait point quittée un seul instant, il avait oublié le monde entier. Cet amour étrange, inouï, qui planait en quelque sorte au-dessus de l’humanité, cet amour plein d’ivresse et de mystère, cet amour de fantôme – car il ne pouvait se dissimuler que, d’un mot, il changerait sa douce amante en une ennemie implacable -, cet amour arraché à la haine, grâce à un caprice inexplicable de la nature ou de la science, jetait Balsamo dans une félicité qui tenait tout à la fois de la stupeur et du délire.