— Oui, dit gravement Danglard.
— Et Momo serait tombé sur lui par hasard ?
— Quel hasard ? En détruisant Clermont-Brasseur, il tue au cœur du capitalisme. C’était peut-être l’ambition de Momo.
Adamsberg laissa Danglard parler seul pendant quelques instants, s’appliquant à renfiler ses chaussettes et ses chaussures d’une seule main.
— Le juge n’est pas encore prévenu ?
— On attend l’analyse des mains.
— Danglard, quoi que donne cette analyse, ne lancez pas la demande d’inculpation. Attendez-moi.
— Je ne vois pas comment. Si le juge apprend qu’on a traîné, avec un nom comme Clermont-Brasseur, on aura le ministre sur le dos dans l’heure. L’adjoint du préfet a déjà appelé pour avoir les premiers éléments. Il veut que l’assassin soit bouclé dans la journée.
— Qui tient les rênes du groupe Clermont aujourd’hui ?
— Le père avait encore les deux tiers des parts. Il a deux fils qui se partagent le restant. Pour simplifier. En réalité, le père détenait les deux tiers des secteurs bâtiment et métallurgie. L’un des fils est majoritaire dans la branche informatique et l’autre dans la filière immobilière. Mais sur le total, le vieux dominait et n’avait pas l’intention que ses fils se mettent seuls aux commandes. Des bruits couraient depuis un an selon lesquels le vieux commençait à commettre pas mal de bévues, et que Christian, le fils aîné, envisageait un placement sous tutelle pour la sauvegarde du groupe. De fureur, le vieux avait décidé d’épouser sa femme de ménage le mois prochain, une Ivoirienne de quarante ans de moins que lui, qui est aux petits soins et dans son lit depuis dix ans. Elle a un fils et une fille, que le vieil Antoine avait l’intention d’adopter à la suite. Provocation peut-être, mais la détermination d’un vieux peut être cent fois plus implacable que la fougue de la jeunesse.
— Vous avez contrôlé les alibis des deux fils ?
— Veto total, dit Danglard entre ses dents. Ils sont trop choqués pour être en état de recevoir la police, nous sommes priés d’attendre.
— Danglard, quel est le technicien que nous envoie le labo ?
— Enzo Lalonde. Un très bon. Ne faites pas cela, commissaire. Le tapis commence déjà à brûler par les deux bouts.
— Cela quoi ?
— Rien.
Adamsberg renfourna son téléphone, frotta sa nuque et projeta son bras vers les collines pour y jeter sa boule d’électricité dans le paysage. Ce qui parut fonctionner. Il dévala assez vite les petites rues d’Ordebec, lacets défaits, droit vers une cabine téléphonique qu’il avait remarquée sur le chemin entre l’auberge de Léo et le centre-ville. Une cabine à l’abri des regards, cernée par les hautes ombelles des carottes sauvages. Il appela le laboratoire et demanda à parler à Enzo Lalonde.
— Ne vous en faites pas, commissaire, s’excusa aussitôt Lalonde. Je serai dans vos locaux dans quarante-cinq minutes au pire. Je file.
— Non justement, ne filez pas. Vous êtes retenu un moment au labo, puis vous avez les pires ennuis pour démarrer la voiture, enfin vous êtes pris dans un embouteillage, si possible un accident. Si vous pouviez briser un phare contre une borne, ce serait parfait. Ou emboutir un pare-chocs. Je vous laisse improviser, il paraît que vous êtes bon.
— Quelque chose ne va pas, commissaire ?
— J’ai besoin de temps. Faites vos prélèvements le plus tard possible, puis annoncez qu’un biais d’expérience a bousillé l’analyse. Il faudra recommencer demain.
— Commissaire, dit Lalonde après un silence, vous avez conscience de ce que vous me demandez ?
— Quelques heures, rien de plus. Aux ordres d’un supérieur et au service de l’enquête. L’accusé ira en taule, quoi qu’il arrive. Vous pouvez bien lui donner un jour de plus ?
— Je ne sais pas, commissaire.
— Sans rancune, Lalonde. Passez-moi le Dr Romain et oubliez cette mission. Romain va s’en charger sans s’affoler.
— Très bien, commissaire, je prends, dit Lalonde après un second silence. Service pour service, il se trouve que c’est moi qui ai récolté cette histoire de ficelle sur des pattes de pigeon. Donnez-moi du temps vous aussi, je suis débordé.
— Autant que vous voulez. Mais trouvez quelque chose.
— Il y a des fragments de peau accrochés sur la fibre. Le type s’est limé les doigts dessus. Peut-être même écorché. Vous n’avez plus qu’à chercher un gars avec une petite coupure invisible au pli de l’index. Encore que la ficelle peut peut-être parler plus. Elle n’est pas commune.
— Très bien, le félicita Adamsberg, sentant que le jeune Enzo Lalonde essayait de faire oublier sa frilosité. Surtout, ne me contactez pas à la Brigade ou sur mon portable.
— Compris, commissaire. Une seule chose encore : je peux ne livrer les conclusions que demain. Mais je ne fausserai jamais les résultats d’une analyse. Ne me demandez pas cela. Si le type est cuit, je n’y peux rien.
— Il n’est pas question de faux. De toute façon, vous trouverez des traces d’essence sur ses doigts. Et ce sera la même que celle des chaussures, parce qu’il les a manipulées, et la même que celle des lieux de l’incendie. Il sera coffré, vous pouvez en être certain.
Et tout le monde sera content, conclut Adamsberg en raccrochant, puis essuyant les traces de ses doigts sur le récepteur avec le bas de sa chemise. Et la vie de Momo-mèche-courte roulera vers son destin, déjà écrit, déjà scellé.
La ferme de Léone apparaissait au loin et Adamsberg s’arrêta soudain, aux aguets. L’air clair lui apportait une plainte continue, le gémissement aigu d’un chien en détresse. Adamsberg courut sur la route.
X
La porte de la salle à manger était grande ouverte, Adamsberg entra en sueur dans la petite pièce sombre et s’arrêta net. Le long corps maigre de Léone était étendu sur les pavés, la tête baignant dans une mare de sang. À ses côtés, Flem geignait, couché sur le flanc, une grosse patte posée sur la taille de la vieille femme. Adamsberg sentit comme un pan de mur s’effondrer depuis son cou jusqu’à son ventre, s’éboulant ensuite dans les jambes.
À genoux près de Léone, il posa sa main sur la gorge, sur les poignets, sans percevoir le moindre battement. Léone n’était pas tombée, quelqu’un l’avait tuée, lui avait écrasé sauvagement la tête contre le carrelage. Il se sentit gémir avec le chien, abattre son poing sur le sol. Le corps était chaud, l’attaque avait eu lieu il y a quelques minutes à peine. Peut-être même avait-il dérangé l’assassin en arrivant au pas de course, les cailloux du chemin faisaient du bruit. Il ouvrit la porte de derrière, examina rapidement les alentours déserts, puis courut chez les voisins pour obtenir le numéro de la gendarmerie.
Adamsberg attendit l’arrivée des flics assis en tailleur près de Léo. Comme le chien, il avait posé la main sur elle.
— Où est Émeri ? demanda-t-il au brigadier qui entrait dans la pièce, accompagné d’une femme qui devait être le médecin.
— Chez les cinglés. Il arrive.
— Ambulance, ordonna le médecin d’une voix rapide. Elle vit encore. Pour quelques instants peut-être. Coma.
Adamsberg releva la tête.
— Je n’ai pas senti son pouls, dit-il.
— Très faible, confirma le médecin, une femme de quarante ans, attirante et décidée.
— Quand cela s’est-il produit ? demanda le brigadier, tout en guettant l’arrivée de son chef.
— Il y a quelques minutes, dit le médecin. Pas plus de cinq. Elle a heurté le sol en tombant.
— Non, dit Adamsberg, on lui a frappé la tête par terre.