— Vous l’avez touchée ? demanda la femme. Qui êtes-vous ?
— Je ne l’ai pas touchée et je suis flic. Examinez le chien, docteur, il ne peut pas se relever. Il défendait Léo et l’assassin l’a frappé.
— J’ai examiné le chien et il n’a rien. Je connais Flem. Quand il ne veut pas se remettre sur ses pattes, il n’y a rien à faire. Il ne bougera pas de là avant qu’on ait emmené sa maîtresse. Et encore.
— Elle a dû avoir un malaise, proposa inutilement le gros brigadier, ou bien elle s’est pris les pieds dans la chaise. Et elle sera tombée.
Adamsberg secoua la tête, renonçant à discuter. Léone avait été frappée, à cause du papillon du Brésil dont elle avait vu bouger l’aile. Lequel ? Où ? Le bourg d’Ordebec à lui seul fournissait plusieurs milliers de détails par jour, plusieurs milliers de battements d’ailes de papillons. Et autant d’événements en chaîne. Dont le meurtre de Michel Herbier. Et parmi cette masse énorme d’ailes de papillons, l’une d’elles avait vibré sous les yeux de Léo, qui avait eu le talent de la voir ou de l’entendre.
Mais laquelle ? Trouver une aile de papillon dans une agglomération de deux mille habitants était une œuvre chimérique en comparaison de la fameuse aiguille dans une botte de foin. Qui n’avait jamais semblé insurmontable à Adamsberg. Il suffisait de brûler la botte et de récupérer l’aiguille.
L’ambulance venait de se garer devant la porte, les portières claquaient, Adamsberg se releva et sortit. Il attendit que les infirmiers fassent lentement glisser le brancard dans le véhicule, effleura du dos de la main les cheveux de la vieille femme.
— Je reviendrai, Léo, lui dit-il. Je serai là. Brigadier, priez le capitaine Émeri de la faire garder nuit et jour.
— Bien, commissaire.
— Personne ne doit entrer dans la chambre.
— Bien, commissaire.
— Inutile, dit froidement le médecin en prenant place dans l’ambulance. Elle ne vivra pas jusqu’à ce soir.
D’une démarche encore plus lente qu’à l’ordinaire, Adamsberg rentra dans la maison que gardait le gros brigadier. Il passa ses mains sous l’eau, lavant le sang de Léone, les essuya sur le torchon dont il s’était servi la veille au soir pour leur vaisselle, le déposa proprement sur le dos d’une chaise. Un torchon bleu et blanc avec des motifs d’abeilles.
Malgré le départ de sa maîtresse, le chien n’avait pas bougé. Il gémissait plus faiblement, exhalant sa plainte à chaque respiration.
— Prenez-le, dit Adamsberg au brigadier. Donnez-lui un sucre. Ne laissez pas cette bête ici.
Dans le train, la boue et les feuilles séchaient sous ses semelles et se déposaient au sol en nombreux dépôts noirâtres, sous le regard contrarié d’une femme assise face à lui. Adamsberg en attrapa un fragment, moulé par le crampon de la semelle, et le glissa dans sa poche de chemise. La femme ne pouvait pas savoir, songea-t-il, qu’elle côtoyait des débris sacrés, les restes du chemin de Bonneval, martelé par les sabots de l’Armée furieuse. Le Seigneur Hellequin reviendrait frapper Ordebec, il avait encore trois vivants à saisir.
XI
Cela faisait deux ans qu’Adamsberg n’avait pas revu Momo-mèche-courte. Il devait avoir à présent vingt-trois ans, trop vieux pour jouer encore aux allumettes, trop jeune pour abandonner la lutte. Ses joues étaient maintenant ombrées de barbe, mais cette nouvelle note virile ne le rendait pas plus impressionnant.
Le jeune homme avait été installé dans la salle des interrogatoires, sans lumière du jour, sans ventilateur. Adamsberg l’observa à travers la vitre, voûté sur sa chaise et le regard bas. Les lieutenants Noël et Morel l’interrogeaient. Noël tournait autour de lui en jouant négligemment avec le yo-yo qu’il avait ôté au jeune homme. Momo avait gagné pas mal de championnats avec ça.
— Qui lui a collé Noël ? demanda Adamsberg.
— Il vient juste de prendre le relais, expliqua Danglard, mal à l’aise.
L’interrogatoire durait depuis le matin, et le commandant Danglard n’avait encore rien fait pour l’interrompre. Momo s’en tenait à la même version depuis des heures : il avait attendu seul dans le parc de la zone Fresnay, il avait trouvé ces baskets neuves dans son placard, il les avait sorties du sac. S’il avait de l’essence sur les mains, cela venait de ces chaussures. Il ne savait pas qui était Antoine Clermont-Brasseur, pas du tout.
— On lui a donné à manger ? demanda Adamsberg.
— Oui.
— À boire ?
— Deux Coca. Merde, commissaire, qu’est-ce que vous croyez ? On n’est pas en train de le torturer.
— Le préfet a appelé en personne, intervint Danglard. Il faut que Momo ait tout craché ce soir. Ordre du ministre de l’Intérieur.
— Où sont ces fameuses baskets ?
— Ici, dit Danglard en désignant une table. Elles puent encore l’essence.
Adamsberg les examina sans les toucher, et hocha la tête.
— Gorgées jusqu’aux bouts des lacets, dit-il.
Le brigadier Estalère les rejoignit à pas rapides, suivi de Mercadet, téléphone en main. Sans la protection inexpliquée d’Adamsberg, le jeune Estalère aurait quitté la Brigade depuis longtemps pour un petit commissariat hors de la capitale. Tous ses collègues considéraient plus ou moins qu’Estalère ne tenait pas la route, voire qu’il était un crétin complet. Il écarquillait ses très grands yeux verts sur le monde, comme s’il s’efforçait de n’en rien manquer, mais il passait constamment à côté des évidences les plus manifestes. Le commissaire le traitait comme une pousse en devenir, assurant que son potentiel se développerait un jour. Chaque jour, le jeune homme déployait des efforts méticuleux pour apprendre et comprendre. Mais depuis deux ans, personne n’avait encore vu cette fameuse pousse se renforcer. Estalère suivait Adamsberg pas à pas comme un voyageur fixant sa boussole, dénué de tout sens critique, et idolâtrait simultanément le lieutenant Retancourt. L’antagonisme entre les manières d’être de l’un et de l’autre le plongeait dans de grandes perplexités, Adamsberg allant au long de sentiers sinueux tandis que Retancourt avançait en ligne droite vers l’objectif, selon le mécanisme réaliste d’un buffle visant le point d’eau. Si bien que le jeune brigadier s’arrêtait souvent à la fourche des chemins, incapable de se décider sur la marche à suivre. À ces moments d’égarement maximal, il allait préparer du café pour toute la Brigade. Cela, il le faisait à la perfection, ayant mémorisé les préférences de chacun, si infimes soient-elles.
— Commissaire, haleta Estalère, il y a eu une catastrophe au laboratoire.
Le jeune homme s’interrompit pour consulter sa note.
— Les prélèvements faits sur Momo sont inutilisables. Il s’est produit un biais de pollution sur le lieu de stockage.
— Autrement dit, intervint Mercadet — pour l’instant parfaitement réveillé —, un des techniciens a renversé sa tasse de café sur les plaques.
— Sa tasse de thé, corrigea Estalère. Enzo Lalonde est obligé de revenir pour de nouvelles analyses, mais on n’aura pas les résultats avant demain.
— Contretemps, murmura Adamsberg.
— Mais comme les dernières traces d’essence peuvent s’effacer, le préfet ordonne d’attacher les mains de Momo pour qu’il ne touche plus à aucune surface.
— Le préfet est déjà informé du biais de pollution ?
— Il appelle le labo toutes les heures, dit Mercadet. Le type à la tasse de café a passé un mauvais moment.
— De thé, le type à la tasse de thé.
— Ça revient au même, Estalère, dit Adamsberg. Danglard, rappelez le préfet et dites-lui qu’il est inutile de se venger sur ce technicien, qu’on aura les aveux de Mo ce soir avant 22 heures.