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Vers 20 heures, il entendit les pas traînants de Mercadet qui lui amenait Mo. Dans une heure, le sort du jeune incendiaire serait réglé et, demain, il lui faudrait affronter les réactions de ses collègues. La seule qu’il redoutait vraiment étant celle de Retancourt. Mais il n’avait pas à hésiter. Quoi qu’en pensent Retancourt ou Danglard, il avait bel et bien lu dans le regard de Mo, et cela traçait une route inéluctable à suivre. Il se leva pour ouvrir la porte, empochant son téléphone. Léo vivait toujours, là-bas, à Ordebec.

— Assieds-toi, dit-il à Mo qui entrait, baissant la tête pour dissimuler ses yeux. Adamsberg l’avait entendu pleurer, les défenses lâchaient.

— Il n’a rien dit, rapporta Mercadet de manière neutre.

— Ce sera fini dans peu de temps, dit Adamsberg en appuyant sur l’épaule du jeune homme pour qu’il s’assoie. Mercadet, passez-lui les menottes, et allez vous reposer là-haut.

C’est-à-dire dans la petite pièce occupée par le distributeur de boissons et l’écuelle du chat, où le lieutenant avait installé des coussins au sol pour accueillir ses siestes cycliques. Mercadet en profitait pour emporter le chat jusqu’à son assiette, et dormir avec lui. Selon Retancourt, depuis que le lieutenant et le chat s’étaient ainsi associés, le sommeil de Mercadet s’était bonifié et ses siestes étaient moins longues.

XII

Le téléphone sonna chez le capitaine Émeri au milieu du dîner. Il décrocha avec irritation. Le temps du dîner était pour lui une pause luxueuse et bénéfique qu’il préservait de manière presque obsessionnelle dans une vie relativement modeste. Dans son logement de fonction de trois pièces, la plus grande était réservée à la salle à manger, où l’usage de la nappe blanche était obligatoire. Sur cette nappe brillaient deux pièces d’argenterie sauvées de l’héritage du maréchal Davout, une bonbonnière et une coupe à fruits, toutes deux frappées des aigles impériales et des initiales de l’ancêtre. La femme de ménage d’Émeri retournait discrètement la nappe sur sa face salie pour économiser les lessives, n’éprouvant aucun respect pour le vieux prince d’Eckmühl.

Émeri n’était pas un imbécile. Il savait que ses hommages à l’aïeul compensaient une vie qu’il estimait médiocre, et un caractère qui n’avait pas la hardiesse fameuse du maréchal. Craintif, il avait fui la carrière militaire de son père et opté, en matière d’armée, pour le corps de la gendarmerie nationale, et en matière de conquêtes, pour le corps des femmes. Il se jugeait durement, sauf à l’heure faste du dîner pendant laquelle il s’accordait une pause indulgente. À cette table, il se reconnaissait de la prestance et de l’autorité, et cette dose quotidienne de narcissisme le régénérait. On savait que, sauf urgence, il ne fallait pas l’interrompre au moment du repas. La voix du brigadier Blériot était donc peu assurée.

— Toutes mes excuses, capitaine, j’ai cru devoir vous informer.

— Léo ?

— Non, son chien, capitaine. C’est moi qui le garde pour le moment. Le Dr Chazy a affirmé qu’il n’avait rien, mais finalement, c’est le commissaire Adamsberg qui avait raison.

— Au fait, brigadier, dit Émeri avec impatience. Mon plat refroidit.

— Flem n’arrivait toujours pas à se lever et, ce soir, il a vomi du sang. Je l’ai conduit chez le vétérinaire, qui a détecté des lésions internes. D’après lui, Flem a été frappé au ventre, à coups de pied probablement. Et dans ce cas, Adamsberg avait raison, et Léo aurait bel et bien été attaquée.

— Foutez-moi la paix avec Adamsberg, nous sommes capables de tirer nos conclusions tout seuls.

— Pardon, capitaine, c’est simplement parce qu’il l’a dit tout de suite.

— Le vétérinaire est sûr de son diagnostic ?

— Certain. Il est prêt à signer une déposition.

— Convoquez-le pour demain première heure. Vous avez pris des nouvelles de Léo ?

— Elle n’est pas sortie du coma. Le Dr Merlan compte sur la résorption de l’hématome interne.

— Compte vraiment ?

— Non, capitaine. Vraiment pas.

— Vous avez fini de dîner, Blériot ?

— Oui, capitaine.

— Alors passez me voir dans une demi-heure.

Émeri jeta son téléphone sur la nappe blanche et se rassit sombrement devant son assiette. Il avait avec le brigadier Blériot, plus âgé que lui, un rapport paradoxal. Il le méprisait, n’accordant aucun intérêt à ses opinions. Blériot n’était qu’un simple brigadier gras, soumis et inculte. En même temps que son tempérament facile — bonasse, pensait Émeri —, sa patience, qui pouvait se confondre avec de la bêtise, sa discrétion en faisaient un confident utile et sans risque. Tour à tour, Émeri le dirigeait comme un chien et le traitait comme un ami, un ami spécialement chargé de l’écouter, de le conforter et de l’encourager. Il travaillait avec lui depuis six ans.

— Ça va mal aller, Blériot, dit-il au brigadier en lui ouvrant la porte.

— Pour Léone ? demanda Blériot en s’asseyant sur la chaise Empire qui lui était habituelle.

— Pour nous. Pour moi. J’ai fait foirer tout le début de l’enquête.

Attendu que le maréchal Davout était réputé pour son langage grossier, soi-disant hérité des années révolutionnaires, Émeri ne prenait pas de précautions pour soigner son vocabulaire.

— Si Léo a été agressée, Blériot, c’est qu’Herbier a bien été tué.

— Pourquoi faites-vous le lien, capitaine ?

— Tout le monde le fait. Réfléchis.

— Que dit tout le monde ?

— Qu’elle en savait long sur la mort d’Herbier, vu que Léo en sait toujours long sur tout et chacun.

— Léone n’est pas une commère.

— Mais c’est une intelligence, c’est une mémoire. Malheureusement, elle ne m’a rien confié. Cela aurait peut-être sauvé sa vie.

Émeri ouvrit la bonbonnière, emplie de réglisses, et la poussa vers Blériot.

— On va en baver, brigadier. Un type qui écrase une vieille dame par terre n’est pas à prendre à la légère. Autrement dit un sauvage, un démon que je laisse courir depuis des jours. Qu’est-ce qu’on raconte d’autre dans la ville ?

— Je vous l’ai dit, capitaine. Je ne sais pas.

— C’est faux, Blériot. Qu’est-ce qu’on dit sur moi ? Que je n’ai pas fait correctement mon boulot, c’est cela ?

— Cela passera. Les gens parlent et puis ils oublient.

— Non, Blériot, parce qu’ils ont raison. Cela fait onze jours qu’Herbier a disparu, neuf jours depuis que j’ai été alerté. J’avais décidé de l’ignorer parce que j’ai pensé que les Vendermot voulaient me piéger. Tu le sais. Je me suis protégé. Et quand on a trouvé son corps, j’ai décidé qu’il s’était tué parce que ça m’arrangeait. Je me suis obstiné là-dessus comme un taureau et je n’ai pas levé un doigt. S’ils disent que je suis responsable de la mort de Léo, ils auront raison. Quand le meurtre d’Herbier était encore frais, on avait des chances de remonter la piste.

— On ne pouvait pas s’en douter.