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— Que suggérez-vous ?

— Qu’on y parte cet après-midi. On dînera au restaurant ? Avec un bon vin ?

— Et si j’y crève ?

— Tant pis.

Danglard eut un sourire et leva un regard modifié vers le commissaire. « Tant pis. » Cette réponse lui convenait, mettant brusquement fin à sa plainte comme si Adamsberg avait appuyé sur un bouton d’arrêt, débranchant ses craintes.

— À quelle heure ? demanda-t-il. Adamsberg consulta ses montres.

— Rejoignez-moi à la maison dans deux heures. Demandez à Froissy de vous fournir deux nouveaux portables, et cherchez le nom d’un bon restaurant.

Quand le commissaire entra chez lui, la maison était lustrée, la cage d’Hellebaud prête, les sacs presque bouclés. Zerk était en train de fourrer dans celui de Mo des cigarettes, des livres, des crayons, des mots croisés. Mo le regardait faire, comme si les gants de caoutchouc qu’il portait aux mains l’empêchaient de bouger. Adamsberg savait que le statut d’homme recherché, de bête traquée, paralyse dès les premiers jours les mouvements naturels du corps. Après un mois, on hésite à faire du bruit en marchant, après trois mois, on n’ose pas respirer.

— Je lui ai acheté un nouveau yo-yo aussi, expliqua Zerk. Il n’est pas d’aussi bonne qualité que le sien, mais je ne pouvais pas m’absenter trop longtemps. Lucio m’a remplacé en s’installant dans la cuisine avec sa radio. Tu sais pourquoi il balade toujours sa radio qui grésille ? On n’entend pas ce qui se dit.

— Il aime entendre les voix humaines, mais pas ce qu’elles racontent.

— Où je serai ? demanda Mo timidement.

— Dans une baraque moitié béton moitié planches, à l’écart du bourg, et dont le locataire vient d’être assassiné. Elle est donc sous scellés de la gendarmerie, tu ne peux pas trouver meilleur abri.

— Mais qu’est-ce qu’on fera pour ces scellés ? demanda Zerk.

— On les défera et on les refera. Je te montrerai. De toute façon, la gendarmerie n’a plus aucune raison de s’y pointer.

— Pourquoi le type a-t-il été assassiné ? demanda Mo.

— Une sorte de colosse puant local lui est tombé dessus, un nommé Hellequin. Ne t’en fais pas, il n’a rien après toi. Pourquoi as-tu acheté des crayons de couleur, Zerk ?

— S’il veut dessiner.

— Bon. Tu voudras dessiner, Mo ?

— Non, je ne crois pas.

— Bon, répéta Adamsberg. Mo part avec moi dans la voiture officielle, dans le coffre. Le voyage durera environ deux heures, et il fera très chaud là-dedans. Tu auras de l’eau. Tu tiendras ?

— Oui.

— Tu entendras la voix d’un autre homme, celle du commandant Danglard. Ne t’en fais pas, il est au courant pour ta fuite. Ou plutôt il a deviné et je n’ai rien pu faire. Mais il ne sait pas encore que je t’emmène avec moi. Ça ne tardera pas, Danglard est brillant, il précède et devine presque tout, même les desseins mortifères du Seigneur Hellequin. Je te déposerai dans la maison vide avant d’entrer dans Ordebec. Zerk, tu arriveras avec l’autre voiture et le reste des bagages. Là-bas, puisque tu sais te servir d’un appareil, nous dirons que tu fais un stage informel en photographie, en même temps que tu travailles pour une commande en free-lance qui t’oblige à sillonner les environs. Pour une revue, disons, suédoise. Il faut trouver une explication à tes absences. À moins que tu ne penses à mieux ?

— Non, dit simplement Zerk.

— Qu’est-ce que tu pourrais bien photographier ?

— Des paysages ? Des églises ?

— Trop fait. Trouve autre chose. Un sujet qui explique ta présence dans les champs ou dans les bois, si on t’y trouve. Tu passeras par là pour rejoindre Mo.

— Des fleurs ? dit Mo.

— Des feuilles pourries ? proposa Zerk. Adamsberg posa les sacs de voyage près de la porte.

— Pourquoi veux-tu photographier des feuilles pourries ?

— C’est toi qui me demandes de photographier quelque chose.

— Mais pourquoi dis-tu « des feuilles pourries » ?

— Parce que c’est bien. Tu sais tout ce qui se trame dans les feuilles pourries ? Dans seulement dix centimètres carrés de feuilles pourries ? Les insectes, les vers, les larves, les gaz, les spores de champignons, les crottes d’oiseau, les racines, les micro-organismes, les graines ? Je fais un reportage sur la vie dans les feuilles pourries, pour le Svenska Dagbladet.

— Le Svenska ?

— Un journal suédois. Ce n’est pas ce que tu as demandé ?

— Si, répondit Adamsberg en regardant ses montres. Passe avec Mo et les bagages chez Lucio. Je me gare derrière chez lui et, dès que Danglard m’a rejoint, je te préviens du départ.

— Je suis content d’y aller, dit Zerk, avec cet accent naïf qui traversait souvent son élocution.

— Eh bien, dis-le à Danglard, surtout. Lui est absolument mécontent.

Vingt minutes plus tard, Adamsberg sortait de Paris par l’autoroute de l’Ouest, le commandant assis à sa droite, s’éventant avec une carte de France, Mo plié dans le coffre, installé avec un coussin sous la tête.

Après trois quarts d’heure de route, le commissaire appela Émeri.

— Je pars seulement maintenant, lui dit-il. Ne m’attends pas avant deux heures.

— Content de t’accueillir. Le fils de pute de Lisieux est dans une colère noire.

— Je pense réinstaller dans l’auberge de Léo. Tu y vois un inconvénient ?

— Aucun.

— Très bien, je la préviendrai.

— Elle ne t’entendra pas.

— Je la préviendrai quand même.

Adamsberg rempocha l’appareil et appuya sur l’accélérateur.

— C’est nécessaire d’aller si vite ? demanda Danglard. Nous ne sommes pas à une demi-heure près.

— On va vite parce qu’il fait chaud.

— Pourquoi avez-vous menti à Émeri sur notre heure d’arrivée ?

— Ne posez pas trop de questions, commandant.

XIX

À cinq kilomètres d’Ordebec, Adamsberg ralentit l’allure, traversant le petit village de Charny-la-Vieille.

— À présent, Danglard, j’ai une petite course à faire avant d’entrer dans le vif d’Ordebec. Je vous suggère de m’attendre ici, je reviendrai vous chercher dans une demi-heure.

Danglard hocha la tête.

— Ainsi je ne saurai rien, ainsi je ne serai pas mouillé.

— Il y a de ça.

— C’est sympathique de vouloir me protéger. Mais quand vous m’avez fait rédiger le faux rapport, vous m’avez immergé jusqu’au cou dans vos combines.

— Personne ne vous demandait d’y fourrer votre nez.

— C’est mon boulot d’installer des garde-fous sur votre route.

— Vous ne m’avez pas répondu, Danglard. Je vous pose ici ?

— Non. Je vais avec vous.

— Vous n’allez peut-être pas aimer la suite.

— Je n’aime déjà pas Ordebec.

— Vous avez tort, c’est ravissant. Quand on arrive sur le bourg, on voit la grande église qui domine la colline, la petite cité à ses pieds, les maisons de bois et de terre, ça va vous plaire. Autour, les champs sont peints avec toutes les nuances de vert, et sur ce vert, on a posé des quantités de vaches immobiles. Je n’ai pas vu une seule vache y bouger, je me demande pourquoi.

— C’est parce qu’il faut les regarder longtemps.

— Sûrement.

Adamsberg avait repéré les lieux décrits par Mme Vendermot, la maison des voisins Hébrard, le bois Bigard, l’ancienne déchèterie. Il passa sans s’arrêter devant la boîte aux lettres d’Herbier, continua sur une centaine de mètres et s’engagea à gauche dans un chemin de campagne cahoteux.