— Ils meurent tous… dit Athanagore.
— Pas tous… il en reste. Vous et moi, par exemple.
— Nous sommes en pierre, dit l’archéologue. Ça ne compte pas.
— Aidez-moi, dit Petitjean.
Ils avaient beaucoup de mal à le soulever. Le corps relâché s’affaissait et traînait par terre. Les pieds de Petitjean dérapaient sur le sol humide. Ils le soulevèrent du tas de pierres et l’allongèrent contre le mur de la galerie.
— Je suis retourné, dit Athanagore. C’est ma faute.
— Je vous répète que non, dit Petitjean. Il n’y avait rien d’autre à faire.
— C’est ignoble, dit Athanagore, que nous ayons été forcés de prêter la main à ça.
— Nous devions être déçus, de toute façon, dit Petitjean. Il se trouve que nous sommes déçus dans notre chair. C’est plus dur à supporter, mais ça passera mieux.
– Ça passera pour vous, dit Athanagore. Il était beau.
— Ils sont beaux, dit Petitjean. Tous ceux qui restent.
— Vous êtes trop dur, dit l’archéologue.
— Un prêtre ne peut pas avoir de cœur, dit Petitjean.
— Je voudrais arranger ses cheveux, dit l’archéologue. Avez-vous un peigne ?
— Je n’en ai pas, dit Petitjean. Ce n’est pas la peine. Venez.
— Je ne peux pas le laisser.
— Ne vous laissez pas aller. Il est près de vous parce qu’il est mort et que vous êtes vieux. Mais il est mort.
— Et je suis vieux, mais vivant, dit l’archéologue. Et Angel est tout seul.
— Il n’aura guère de compagnie, maintenant, dit Petitjean.
— Nous resterons avec lui.
— Non, dit Petitjean. Il s’en ira. Il s’en ira seul. Les choses ne vont pas se tasser si facilement. Nous ne sommes pas encore au bout.
— Qu’est-ce qui peut arriver ?… soupira Athanagore d’une voix lasse et brisée.
– Ça va venir, dit Petitjean. On ne travaille pas dans le désert sans conséquences. Les choses sont mal embringuées. Ça se sent.
— Vous avez l’habitude des cadavres, dit Athanagore. Moi pas. Seulement des momies.
— Vous n’êtes pas dans le coup, dit Petitjean. Vous pouvez juste souffrir, sans rien en tirer.
— Vous en tirez quelque chose, vous ?
— Moi ? dit Petitjean. Je n’en souffre pas. Venez.
VIII
Ils trouvèrent Angel dans la galerie. Ses yeux étaient secs.
— Il n’y a rien à faire ? demanda-t-il à Petitjean.
— Rien, dit Petitjean. Simplement prévenir les autres en revenant.
— Bon, dit Angel. Je leur dirai. Nous allons voir les fouilles ?
— Mais oui, dit Petitjean. Nous sommes là pour ça.
Athanagore ne parlait pas et son menton ridé frémissait. Il passa entre eux deux et prit la tête de la colonne.
Ils suivirent le chemin compliqué qui menait au front de taille. Angel observait attentivement le toit des galeries et les piédroits et paraissait chercher à se rendre compte de l’orientation du terrain. Ils arrivèrent à la galerie principale tout au bout de laquelle on entrevoyait, à des mesures, le point lumineux que faisaient les appareils d’éclairage. Angel s’arrêta à l’entrée.
— Elle est là-bas ? dit-il. Athanagore le regarda sans comprendre.
— Votre amie ? répéta Angel. Elle est là-bas ?
— Oui, dit l’archéologue. Avec Brice et Bertil. Elle travaille.
— Je ne veux pas la voir, dit Angel. Je ne peux pas la voir. J’ai tué Anne.
— Arrêtez, dit Petitjean. Si vous répétez encore une fois cette stupidité, je me charge de vous.
— Je l’ai tué, dit Angel.
— Non, dit Petitjean. Vous l’avez poussé et il est mort en arrivant sur les cailloux. C’est un hasard.
— Vous êtes un jésuite… dit Angel.
— Je crois avoir déjà dit que j’ai été élevé chez les Eudistes, dit Petitjean avec calme. Si on se donnait la peine de faire attention quand je parle, cela n’irait pas plus mal. Vous aviez l’air de réagir correctement, tout à l’heure, et puis, vous flanchez de nouveau. Je vous préviens que je ne vous laisserai pas faire. Pomme de reinette et pomme d’api…
— Tapis, tapis rouge… dirent machinalement Angel et l’archéologue.
— Je pense que vous savez la suite, dit Petitjean, aussi je n’insiste pas. Maintenant, je ne veux pas vous forcer à aller voir ces trois types au bout du couloir. Je ne suis pas un bourreau.
Athanagore toussa ostensiblement.
— Parfaitement, dit Petitjean en se tournant vers lui, je ne suis pas un bourreau.
— Certainement non, dit Athanagore. Votre soutane serait rouge au lieu d’être noire.
— Et la nuit, dit Petitjean, ça ferait le même effet.
— Ou pour un aveugle, dit l’archéologue. Vous n’arrêtez pas d’énoncer des truismes…
— Vous êtes bien accrocheur, dit Petitjean. Je cherche à vous remonter le moral à tous les deux.
– Ça marche très bien, dit Athanagore. On arrive presque à avoir envie de vous engueuler.
— Quand vous y serez tout à fait, dit Petitjean, j’aurai réussi.
Angel se taisait et regardait le bout de la galerie, puis il se retourna et scruta attentivement l’autre côté.
— Quelle direction avez-vous suivi pour creuser ? demanda-t-il à l’archéologue.
Il faisait un effort pour parler naturellement.
— Je ne sais pas, dit l’archéologue. À peu près deux mesures à l’est du méridien…
— Ah… dit Angel. Il restait immobile.
— Il faudrait se décider, dit Petitjean… on y va ou on n’y va pas ?
— Il faudra que je regarde les calculs, dit Angel.
— Qu’y a-t-il ? demanda l’archéologue.
— Rien, dit Angel. Une supposition. Je ne veux pas y aller.
— Bon, dit Petitjean. Alors on s’en retourne. Ils firent demi-tour.
— Vous venez à l’hôtel ? demanda Angel à l’abbé.
— Je vous accompagne, dit Petitjean.
L’archéologue marchait derrière, cette fois, et son ombre était petite à côté de celles de ses deux compagnons.
— Il faut que je me dépêche, dit Angel. Je veux voir Rochelle. Je veux lui dire.
— Je peux lui dire, dit l’abbé.
— Dépêchons-nous, dit Angel. Il faut que je la voie. Je veux voir comment elle est.
— Dépêchons-nous, dit Petitjean. L’archéologue s’arrêta.
— Je vous laisse, dit-il.
Angel revint en arrière. Il était debout devant Athanagore.
— Je vous demande pardon, dit-il. Je vous remercie.
— De quoi ? dit Athanagore, triste.
— De tout… dit Angel.
— Tout est de ma faute…
— Merci… dit Angel. À bientôt.
— Peut-être, dit l’archéologue.
— Allez, amenez votre viande ; au revoir Atha ! cria Petitjean.
— Au revoir l’abbé ! dit Athanagore.
Il les laissa s’éloigner et tourner dans la galerie, puis, il continua derrière eux. Anne attendait tout seul, le long du roc froid ; Angel et Petitjean passèrent et montèrent l’échelle d’argent, et Athanagore arriva, il s’agenouilla près d’Anne et le regarda, et puis sa tête se baissa sur sa poitrine ; il pensait à des choses anciennes, douces, avec un parfum presque évaporé. Anne ou Angel, pourquoi avait-il fallu choisir ?
IX
Aimer une femme intelligente est un plaisir de pédéraste.
Amadis entra dans la chambre d’Angel. Le garçon était assis sur son lit et, à côté de lui, explosait une des chemises du Pr Mangemanche. Amadis cligna des yeux, essaya de s’y faire, mais dut regarder ailleurs. Angel ne disait rien, il avait à peine tourné la tête au bruit de la porte, et il ne bougea pas lorsqu’Amadis s’assit sur la chaise.