Le charretier courait à perdre haleine, approchait de la roulotte abandonnée.
Arrivé à celle-ci, il colla l’oreille à la porte. Et soudain, d’une détente, il enfonça la porte à coup d’épaule.
Un coup de feu troua le silence de l’aube.
Bobinette était écroulée, le visage tailladé.
Le charretier posa la main sur la poitrine de la jeune fille :
— Elle vit… N’ayez plus peur, Bobinette, c’est Juve qui vous parle.
32 – DE CHARYBDE EN SCYLLA
Il ne restait plus qu’un accusé à juger, et l’on pressentait, au mouvement de l’auditoire ainsi qu’à la rumeur confuse qui s’échappait de la salle, que l’audience allait bientôt être levée.
Six heures venaient de sonner à l’horloge du vieux bâtiment où siège le conseil de guerre et les juges militaires commençaient à se fatiguer d’une séance qui durait depuis midi et demie.
Fait curieux et de nature à surprendre quiconque connaissant les habitudes du tribunal militaire, et le peu d’attrait qu’il exerce en temps ordinaire sur le public, la salle était ce jour-là, très encombrée. Une assistance nombreuse suivait les péripéties des insignifiantes affaires que l’on jugeait.
Au public interlope et quelque peu minable qui se pressait sur les bancs de la salle, se mêlaient, évoluant plus librement dans les couloirs et dans l’enceinte réservée, un certain nombre d’avocats en robe.
Quelques journalistes aussi, des reporters photographes de temps à autre jetaient un coup d’œil à l’entrée du prétoire, s’intéressant aux préparatifs d’aménagements et de barricades déjà pris, semblait-il, en vue d’une prochaine et importante audience.
Dans quelques jours, en effet, le 28 décembre, le premier conseil de guerre allait avoir à se prononcer sur le cas du journaliste Jérôme Fandor, dont l’instruction avait été rapidement menée, très militairement, par le commandant Dumoulin, commissaire du gouvernement. Celui-ci renvoyait le prévenu devant les juges militaires, sous de multiples inculpations dont la moins grave était peut-être encore celle d’espionnage.
Déjà le président du conseil, le colonel Marétin, avait été l’objet de multiples demandes de cartes, et l’on pressentait que si de sérieuses précautions n’étaient pas prises, la modeste petite salle d’audience serait très vite trop envahie le jour du procès.
***
Isolé dans la lugubre cellule qui, depuis une quinzaine lui servait de rigoureuse et monotone demeure, le malheureux Jérôme Fandor ne savait absolument rien de tout ce qui se passait, ignorant du tapage que faisait dans le monde parisien l’affaire dont il allait devenir le héros.
Certes, – il fallait rendre cette justice au rapporteur, – la captivité de Fandor avait été adoucie dans la mesure du possible. Fandor pouvait faire venir ses repas du dehors et des livres de la bibliothèque. Mais le prisonnier se préoccupait fort peu de sa nourriture, et n’avait guère l’esprit à lire les romans insipides ou les poésies maussades que l’autorité militaire voulait bien lui prêter.
Fandor aurait voulu avoir une communication quelconque avec le dehors. Bien entendu son vœu le plus cher eût été de voir Juve, mais l’entrée de la prison avait été rigoureusement interdite au policier qui, vraisemblablement, aurait à intervenir au procès en qualité de témoin. Fandor aurait pu s’entretenir avec son avocat, s’il avait jugé bon de s’en assurer un, mais tout au début de son incarcération, le journaliste avait décliné avec indignation le droit absolu qu’il avait de se faire assister d’un conseil. Il se méfiait des bavardages, – même d’un maître du Barreau – qui n’aurait sans doute pas compris son rôle exact, et Fandor, sûr de lui, préférait défendre lui-même sa cause.
Par la suite, il s’était rendu compte que peut-être l’appui d’un avocat aurait pu présenter cet avantage de le mettre en communication avec l’extérieur, mais tout compte fait, Fandor ne voulant pas revenir sur sa décision prise, ne voulant pas avoir l’air de capituler, s’était résigné à ne rien changer à sa situation.
Ah, s’il avait pu recevoir un journal, un simple journal !
L’infortuné Fandor, pendant les longues heures qu’il passait dans sa cellule, en tête à tête avec ses pensées, déplorait dès lors plus que jamais son isolement dans le monde, car Juve mis à part, il ne comptait aucun intime, il ne se connaissait aucun parent qui pût venir lui apporter une consolation, lui murmurer à l’oreille quelques paroles de tendresse et d’affection.
***
Ce soir-là, le journaliste fut tiré de ses réflexions absorbantes par un bruit connu de lui, mais qui se produisait à un moment inaccoutumé.
La clé de la grosse porte de sa cellule tourna dans la serrure, et comme la porte s’entrebâillait, Fandor entendit cette fin de conversation entre son geôlier et un inconnu :
— Je vous préviens aussi, mon brave, disait la voix ignorée de Fandor, que mon secrétaire viendra tout à l’heure me rejoindre…
Le geôlier répondait :
— C’est une affaire entendue, Maître, j’en aviserai le collègue qui me remplacera dans un quart d’heure.
Un avocat en robe entrait dans la cellule. Le prisonnier crut d’abord qu’il s’agissait de l’avocat d’office que le Conseil de guerre lui imposerait à l’audience, conformément à la loi. Nullement disposé à s’entretenir avec ce défenseur obligatoire, il s’apprêtait à fort mal le recevoir, lorsque ayant regardé le visage du nouvel arrivant, Fandor demeura interdit. Il venait de reconnaître sous la toge, quelqu’un dont la physionomie était profondément gravée dans son souvenir, bien qu’il ne l’eût rencontré qu’une fois :
— Naarbo… laissa-t-il échapper.
Mais l’interlocuteur, d’un geste brusque lui coupait la parole, et précipitamment, referma derrière lui la porte de la cellule.
Lorsque ce fut fait, l’étrange avocat s’approcha de Fandor et à mi-voix :
— N’ayez pas l’air de me reconnaître, déclara-t-il, oui je suis bien le baron de Naarboveck, mais c’est grâce à un subterfuge que j’ai réussi à vous approcher… Ne me demandez pas comment j’ai pu réussir à pénétrer auprès de vous sans éveiller les soupçons de ceux qui sont chargés de vous garder, j’ai obtenu un permis de communiquer en me donnant pour l’avocat que le bâtonnier vous a désigné d’office et dont vous recevrez demain la visite… Monsieur, reprit après une pause le baron de Naarboveck, un bienfait n’est jamais perdu quand on n’a pas affaire à un ingrat. Il y a quelques semaines, lorsque vous êtes venu m’interviewer au sujet du déplorable assassinat du capitaine Brocq, après m’être laissé aller à parler devant vous, je vous ai demandé votre parole de ne point publier sur mon compte une série de détails, comme les journalistes à l’ordinaire, aiment à en émailler leurs articles ?
— En effet, répliqua Fandor, je m’en souviens.
— J’avoue, continua le baron, que je m’attendais fort peu à de la discrétion de votre part… dame., un journaliste. Depuis lors j’ai suivi avec attention et même sympathie les ténébreuses aventures auxquelles vous avez été mêlé et ce n’est pas sans émotion que j’ai appris votre fâcheuse situation. J’irai droit au but, je viens vous tirer d’affaire.
Fandor ne put réprimer un geste de joie, il prit dans ses deux mains celles de Naarboveck et les serra chaleureusement.
— Ah ! Monsieur, puissiez-vous dire vrai !
Le diplomate, hâtivement, s’arrachant à l’étreinte du journaliste, ouvrit la lourde serviette d’avocat qu’il portait sous son bras et en tira une toge noire, semblable à la sienne, une toque, un pantalon foncé :
— Tenez, poursuivit-il, tandis que Fandor absolument abasourdi considérait cette étrange garde-robe, tenez habillez-vous rapidement et nous partirons ensemble…
Naarboveck était-il devenu subitement fou ? Était-ce une plaisanterie ? Fandor hésitait, mais Naarboveck, sans paraître s’apercevoir de son trouble, à mots précipités, insistait :