La dame tendit la main au jeune homme ébahi, puis elle la serra, la pinça même.
– Monsieur Tvorogov! Nous eûmes le plaisir de nous rencontrer au bal des Skorloupov. Je te l’ai raconté, il me semble? L’aurais-tu oublié, coco?
– Oh! mais oui, naturellement! Ah! si je me souviens! balbutia le bonhomme que la dame venait d’appeler coco, très heureux! très heureux!
Et il serra la main de monsieur Tvorogov.
– Avec qui êtes-vous donc? Qu’est-ce que cela signifie? J’attends…
La voix rauque se fit entendre.
Un homme de très haute taille se tenait devant le groupe. Il mit son monocle et fixa attentivement le mari.
– Oh! Monsieur Bobinitsyne, balbutia la dame. D’où venez-vous? Quelle rencontre! Figurez-vous que les chevaux ont failli me tuer il y a une minute… Mais voici mon mari! Jean!
– Monsieur Bobinitsyne… au bal chez les Karpov…
– Très heureux. Mais mon amie, je vais prendre tout de suite une voiture.
– Prends-la, Jean, je suis encore toute tremblante. J’ai peur de me trouver mal. Aujourd’hui, au bal masqué, murmura-t-elle à Tvorogov… Au revoir, au revoir, Monsieur Bobinitsyne! Nous nous rencontrerons sans doute demain au bal chez les Karpov…
– Non, mes excuses, mais je n’y serai pas demain, puisque les choses tournent ainsi aujourd’hui. Demain…
Monsieur Bobinitsyne marmotta des paroles inintelligibles, salua en faisant grincer ses bottes, prit placé dans son traîneau et partit. La voiture s’approcha: la dame s’assit. Le personnage à la pelisse de raton s’arrêta: il parut n’avoir pas la force de se mouvoir et fixa, hébété, le monsieur en békécha. Celui-ci sourit plutôt stupidement.
– Je ne sais…
– Excusez… enchanté de vous connaître, déclara le jeune homme, saluant.
– Infiniment heureux.
– Mais n’auriez-vous pas perdu l’un de vos caoutchoucs?
– Moi? Ah oui! je vous remercie, merci! je désire depuis longtemps en acheter d’autres…
– Avec ces caoutchoucs, les pieds transpirent toujours, observa le jeune homme avec une expression d’infinie sollicitude.
– Jean, ne pourrais-tu faire plus vite?
– C’est juste, ils transpirent! Tout de suite, immédiatement mon trésor. Conversation intéressante. En effet, ils transpirent, comme vous venez de le remarquer. Mais, je… mes excuses.
– Je vous en prie.
– Infiniment heureux de vous avoir connu… L’homme à la pelisse de raton prit place dans la voiture qui démarra. Le jeune homme demeura comme cloué sur place, jetant des regards stupéfaits sur le carrosse.
II .
Il y avait représentation le lendemain soir, à l’opéra italien. Ivan Andreievitch fit irruption dans la salle à la manière d’une bombe. Jamais encore il n’avait manifesté pareille passion pour la musique. D’habitude, Ivan Andreievitch avait grand plaisir à ronfler une heure ou deux à l’opéra italien. Il disait même à ses amis, parfois, que c’était agréable et doux. «La prima donna miaule comme une chatte blanche sa berceuse!» Mais des mois avaient passé depuis la dernière saison, et maintenant hélas! Ivan Andreievitch, même chez lui, ne dormait plus la nuit. Pourtant, ce fut comme une bombe qu’il entra dans la salle bondée. L’ouvreuse frémit en le regardant avec méfiance et alla jusqu’à fixer l’une de ses poches, presque sûre d’apercevoir le manche de quelque poignard. Il faut remarquer, à ce propos, que deux partis venaient de se constituer; chacun soutenait sa prima donna. Ils s’appelaient, les uns sistes, les autres nistes. Les deux aimaient tellement la musique que les ouvreuses finirent par craindre quelque manifestation trop résolue en faveur de tout ce qui touchait, en beauté et élévation, les deux prime donne. Aussi, devant cette exaltation d’un homme aux cheveux grisonnants, presque quinquagénaire, un peu chauve et sérieux, l’ouvreuse se rappela, malgré elle, les hautes paroles d’Hamlet, le prince danois:
Lorsque l’âge mûr tombe si terriblement,
Que penser de ta jeunesse?…
Et comme nous l’avons déjà dit, elle jeta un regard de biais sur la poche latérale du frac avec la crainte d’apercevoir un poignard. Mais il n’y avait qu’un portefeuille et rien de plus.
Bondissant dans le théâtre, Ivan Andreievitch embrassa d’un coup d’œil rapide toutes les loges du second balcon et… horreur! Il crut que son cœur cessait de battre: elle y était. Elle avait sa place dans une loge! Avec le général Polovitsyne, avec sa femme et sa belle-sœur, et aussi l’aide de camp du général, un jeune homme très débrouillard. Il y avait aussi un civil… Ivan Andreievitch concentra toute son attention, toute l’acuité de son regard… Mais, ô terreur! Le civil se cacha traîtreusement derrière l’aide de camp et demeura dans les ténèbres.
Elle était là, alors qu’elle avait déclaré qu’elle n’y serait point!
Cette duplicité qui ne cessait de se manifester depuis quelque temps chez Glafira torturait Ivan Andreievitch. Et ce jeune homme, ce civil y finissait par le jeter dans le désespoir. Éperdu, il se laissa tomber dans un fauteuil.
Nous devons observer que le fauteuil d’Ivan Andreievitch se trouvait près d’une baignoire et, qu’en outre, la loge maudite du second balcon était juste au-dessus. Le malheureux ne pouvait, à son désespoir, absolument rien voir de ce qui se passait au-dessus de sa tête. Aussi, dans sa rage, bouillait-il tel un samovar. Il eut l’esprit absent durant tout le premier acte, incapable d’entendre la moindre note. On affirme que la musique a ceci de bon, qu’on peut mettre les impressions musicales en harmonie avec n’importe quelle sensation. Un homme joyeux percevra de la joie dans les sons, un homme triste y entendra de la douleur. Ce fut toute une tempête qui siffla dans les oreilles d’Ivan Andreievitch. Pour comble de malheur, des voix si terribles criaient devant, derrière lui et à ses côtés, qu’Ivan Andreievitch sentait son cœur se briser. Enfin l’acte se termina. Mais, à l’instant même où le rideau tombait, une aventure advint à notre héros, qu’aucune plume ne saurait décrire.
Il arrive souvent que, des balcons, tombe un programme de papier. Lorsque la pièce est ennuyeuse et que les spectateurs baillent, ceci leur procure un vif plaisir. Et c’est avec un intérêt particulier qu’ils suivent le vol très doux du papier voyageant en zigzags du haut des balcons, jusqu’aux fauteuils. Cette feuille atteindra forcément un crâne qui ne s’y attend pas. Et il est, en effet, très curieux de noter la manière dont ce crâne rougit, car nécessairement il devient très rouge. Ainsi, j’ai terriblement peur des lorgnettes que les dames posent souvent sur le rebord des loges. Il me semble que, d’une seconde à l’autre, elles aussi s’abattront sur quelque tête. Mais je remarque que je parle fort inopportunément d’incidents aussi tragiques. C’est pourquoi je les recommande aux feuilletons des journaux qui prennent sur eux de nous épargner tous les mensonges, toutes les malhonnêtetés et tous les cafards qui empoisonnent nos maisons.