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Nalorgne et Pérouzin étaient bien de cet avis, mais Nalorgne, cependant, élevait une timide objection :

— Venez avec nous, Prosper, vous verrez l’individu, vous verrez ce Bertrand, s’il vous plaît.

Autant eût valu chanter. Prosper était déjà debout :

— Ta, ta, ta, faisait-il, vous parlez comme un gosse, non, je n’irai pas au Café blanc, inutile. Il vaut beaucoup mieux que je m’en aille rôder aux environs de chez Hervé, si jamais il y avait un coup de Trafalgar. Je vous téléphonerais à votre café, pour vous prévenir d’avoir à revenir d’urgence au Contentieux. Car, bien entendu, vous ne donnez pas l’adresse du Contentieux à ce Bertrand. Vous direz que vous êtes très pressés, qu’il vous rapporte les fonds au café où vous allez, en l’attendant, préparer tout une tournée d’encaissement. Quand il reviendra avec les sous, vous trouverez bien moyen de l’occuper jusqu’au soir et nous verrons ensemble s’il convient alors de l’employer à d’autres expéditions.

— Vous avez raison, disait-il, vous parlez comme un sage.

— Parbleu, je parle d’or.

***

— Ainsi, monsieur Bertrand, c’est bien entendu. Si, pendant huit jours, vous nous donnez satisfaction, si vous êtes ponctuel, régulier, si vous ne donnez lieu à aucune plainte de la part de nos clients qui sont tous des gens respectables, de gros industriels, de riches financiers, nous vous engagerons chez nous aux appointements mensuels de 1.200 francs, qui seront, après un an de loyaux services, élevés à 1.300 francs. Cela vous va-t-il ?

Dans le petit Café blanc, qui fait le coin de la place de Courcelles, un petit café modeste, tranquille, où les consommateurs ne sont jamais bien nombreux, Nalorgne et Pérouzin négociaient, avec M. Bertrand, l’arrangement prochain.

M. Bertrand apparaissait comme un petit vieillard, d’âge indéfinissable, plus près de la soixantaine, cependant, que de la cinquantaine. Il était grand, mais courbé, maigre, il avait une face osseuse, embroussaillée d’une barbe forte et longue, une moustache relevée à la mousquetaire. Sa mise était simple, correcte. Un paletot lustré par l’usage, mais scrupuleusement brossé, un melon que les averses avaient un peu déformé, des bottines de coupe assez fine, bien cirées, mais prêtes à craquer. C’était le type du vieux militaire, vivant chichement d’une parcimonieuse retraite et perpétuellement en quête d’une petite occupation, d’un modeste emploi permettant d’ajouter quelque aisance au strict nécessaire que l’État fournit à ses anciens serviteurs. M. Bertrand, à toutes les paroles de Nalorgne, à tous les gestes de Pérouzin, s’inclinait, saluait, souriait, ne sachant, évidemment, dans sa candeur naïve, comment manifester son contentement et le vif désir qu’il avait d’arriver à une entente définitive avec ceux qu’il n’osait pas appeler encore ses patrons.

— Eh bien, monsieur Bertrand, puisque nous sommes d’accord, au travail. C’est un peu imprudent, ce que nous allons faire, mais vous nous inspirez confiance. Tenez, vous allez entrer immédiatement en fonctions. Voici une facture, une facture de la maison Norel, que nous sommes chargés d’encaisser chez un monsieur. Il est en ce moment huit heures moins vingt, hâtez-vous de vous rendre à cette adresse, car il faut toucher à huit heures exactement. On devra vous remettre dix mille francs. Je n’ai pas besoin de vous recommander de faire attention pour qu’il n’y ait pas d’erreur. En matière de finances, une erreur est toujours désagréable et je dois vous prévenir que mon associé et moi sommes intraitables à ce sujet. Nous ne nous trompons pas dans nos comptes, nous ne voulons pas que l’on se trompe. Allons, dépêchez-vous, monsieur Bertrand, vous en avez pour une demi-heure, trois quarts d’heure au plus, vous nous retrouverez ici, car pendant que vous allez effectuer cet encaissement, nous verrons à établir la liste des courses urgentes que nous aurons à vous donner pour tout à l’heure.

M. Bertrand s’inclina, salua, resalua. Pérouzin le congédia d’un geste superbe :

— Au revoir, mon ami, à tout à l’heure.

M. Bertrand n’était pas sorti que les deux hommes d’affaires se communiquaient leurs impressions.

— J’ai peur, répétait Pérouzin, j’ai peur qu’il ne soit bien bête.

— C’est le type qu’il nous fallait, au contraire. Vous allez voir, mon cher Pérouzin, que dans une heure d’ici nous serons plus riches de dix mille francs, de cinq mille francs plutôt, car il faudra laisser la moitié du gain à Prosper. Ah, il nous coûte cher, Prosper.

***

Une heure plus tard, M. Bertrand, ayant dûment touché les dix mille francs d’Hervé Martel,— car le courtier maritime, n’ayant aucune raison de se défier d’une facture aux apparences régulières qui lui était présentée à la date prévue, avait payé sans la moindre difficulté,— regagnait le Café blanc.

M. Bertrand, sans doute depuis le moment où il sentait dans sa poche la liasse des dix billets de mille francs, avait gagné beaucoup d’assurance, car c’était presque sans timidité qu’il entra dans la petite salle basse.

Or, l’encaisseur en entrant dans la salle, demeura figé de surprise.

La table où Nalorgne et Pérouzin l’avaient entretenu une heure plus tôt, était débarrassée, vide. Pérouzin et Nalorgne n’étaient point dans le café.

— Ça par exemple murmura le digne M. Bertrand, à voix haute et s’adressant à la cantonade, ça, par exemple, c’est un peu fort.

Et il appelait le garçon :

— S’il vous plaît, les deux messieurs qui étaient là tout à l’heure, que sont-ils devenus ?

— Ils sont partis.

— Il y a longtemps ?

— Une demi-heure. Ils ont été au téléphone et ils sont partis.

— Et ils n’ont laissé aucune commission pour moi ?

— Pour vous ? non, pourquoi ?

— Vous êtes certain qu’ils n’ont pas prévenu à la caisse ?

— Dites donc, mademoiselle la caissière, les deux clients qui étaient là tout à l’heure, sont partis sans rien dire, n’est-ce pas ?

— Sans rien dire, affirma la caissière. Est-ce qu’ils n’ont pas payé, par hasard ?

— Si, si, ils ont payé. Seulement, c’est monsieur…

— Eh bien, c’est raide, commença l’encaisseur, figurez-vous que j’ai encaissé pour leur compte dix mille francs, à côté, avenue Niel. Un service que je leur rendais. Ils devaient m’attendre ici, et je ne sais pas leur adresse.

— C’est curieux, en effet, déclara la caissière, et vous ne les connaissez pas ?

— Ils venaient de m’embaucher. Ce sont les directeurs d’une agence commerciale.

— Ils vont peut-être revenir.

— Peut-être. Oui. Je vais attendre.

M. Bertrand commanda un mazagran, mit une grande heure à le déguster, mais ni Nalorgne, ni Pérouzin n’apparaissaient.

À la fin, M. Bertrand s’impatienta ;

— C’est effrayant, murmurait-il, parlant toujours à voix haute et feignant de s’adresser à l’un des garçons, je me demande vraiment ce que je dois faire.

— À votre place, moi, j’irais chez le commissaire. C’est peut-être bien des crapules ces clients-là et on ne sait jamais ce qui peut arriver.

— Ah mon Dieu, vous me faites peur, si c’étaient des escrocs, en effet. Et dire que je n’y songeais pas. Mais pourquoi se seraient-ils enfuis ?