— Est-ce qu’on sait jamais ?
La caissière, elle-même, intervint :
— Allez donc chez le commissaire, monsieur, en tout cas, si par hasard ils reviennent ici, on leur dira que vous avez été déposer l’argent au poste et comme ça vous n’aurez pas d’histoire.
M. Bertrand dut se rendre compte que c’était en effet le parti le plus sage, car il paya sa consommation :
— Eh bien, c’est entendu, madame, je vais au commissariat. Si par hasard ces messieurs revenaient, veuillez les prier de m’attendre.
M. Bertrand, dix minutes plus tard, renseigné par un agent de police, arrivait au poste du quartier. Il avait déjà la main sur la poignée de la porte et se disposait à entrer dans le corps de garde, lorsque des pas précipités retentirent derrière lui. En moins de rien, il se sentait violemment saisi au collet, en même temps qu’une voix furieuse lui hurlait à l’oreille :
— Ah, mon bonhomme, vous revoilà, eh bien, vous n’y couperez pas. Ah sapristi, vous en avez un toupet, vous. Qu’est-ce que vous veniez faire ici ?
C’était Hervé Martel, descendu de son automobile devant le commissariat de police, au moment même où M. Bertrand y arrivait. Hervé Martel était blême de fureur, M. Bertrand blême de rage.
— Mais lâchez-moi donc, criait l’encaisseur, pour qui me prenez-vous ? qu’est-ce que vous avez ?
Puis soudain, il reconnut la personne chez qui il avait été toucher les fonds le matin même :
— Hein ? quoi ? c’est vous ?
— Hé oui, bandit, voleur, escroc, faussaire.
Tandis que, sur le trottoir, les badauds s’amassaient, les agents du poste, tirés de leur somnolence par les éclats de la dispute, se hâtèrent de séparer les deux hommes :
— Allons, entrez, entrez, vous vous expliquerez devant le commissaire.
Devant le commissaire, en effet, les deux hommes s’expliquèrent.
— Monsieur, déclarait Hervé Martel, désignant M. Bertrand, s’est présenté chez moi à huit heures du matin, muni d’une fausse facture de la maison Norel. Croyant avoir affaire à un honnête encaisseur, j’ai naturellement soldé mon dû. Ah, ouitche, il n’y avait pas vingt minutes que cet escroc était parti de chez moi que le véritable encaisseur de la maison Norel se présentait.
— Mais je ne savais pas que ma facture était fausse, protestait M. Bertrand, je ne savais pas que je vous escroquais, et d’ailleurs, vos dix mille francs les voilà. Tenez, je les ai encore sur moi. Je venais les rapporter au commissaire.
***
Mais pourquoi les associés n’avaient-ils pas attendu ce pauvre Bertrand, encore au commissariat en train d’essayer de convaincre ses interlocuteurs ?
M. Bertrand n’était pas parti du Café blanc depuis dix minutes pour aller effectuer l’encaissement qu’on lui avait confié, que Nalorgne et Pérouzin avaient la vive surprise d’entendre un garçon de café crier à haute voix leurs noms :
— Au téléphone, MM. Nalorgne et Pérouzin.
— Allo, cria Nalorgne.
— C’est vous, Nalorgne ? c’est bien vous ? demanda une voix inconnue.
— C’est moi. Que me voulez-vous ?
— Fichez le camp avec Pérouzin, fichez le camp tout de suite, dare dare. Rentrez au Contentieux. Le truc est brûlé. On vous recherche. Allez, débinez.
Ils étaient partis sans demander leur reste.
Nalorgne et Pérouzin, une heure plus tard, car ils avaient fait, par prudence, d’énormes détours, réintégraient leur Contentieux.
— Nous n’avons plus qu’à attendre, disait Pérouzin, Prosper va nous rejoindre évidemment.
— Certainement, nous serons renseignés dans dix minutes.
C’est à trois heures seulement qu’ils entendirent une clef grincer dans leur serrure.
— Voilà Prosper.
Prosper, seul, en effet, possédait une clef de l’officine.
Des pas cependant se faisaient entendre dans le corridor. Puis on traversait le salon d’attente, enfin la porte du cabinet de travail s’ouvrit.
Ce n’était pas Prosper, c’était M. Bertrand. Seulement le M. Bertrand qui entrait dans le cabinet de travail n’avait véritablement rien du M. Bertrand qu’ils avaient vu le matin même au Café blanc. Il était plus grand, moins maigre, il avait surtout une tout autre assurance.
Et puis, voilà qu’il savait les noms des deux associés :
— Bonjour Nalorgne, bonjour Pérouzin, vous allez bien ?
De stupéfaction, ni l’un ni l’autre des deux associés ne répondaient.
M. Bertrand continua :
— Hé, hé, ma parole, seriez-vous devenus muets ? ou encore ne me reconnaîtriez-vous pas ? Vous savez bien qui je suis, voyons ?
Nalorgne, ébahi par l’arrivée de ce visiteur inattendu, se demandant ce que tout cela pouvait signifier, balbutia :
— Vous êtes notre employé, monsieur Bertrand ?… mais comment se fait-il ?
Nalorgne n’acheva pas.
Avec une inconcevable rapidité, M. Bertrand, tout en éclatant de rire, un rire bruyant qui emplissait l’étude, jetait à la volée son chapeau, arrachait une perruque couvrant son crâne, arrachait sa moustache, sa barbe, se redressait et, en même temps, sa main s’armait d’un revolver.
— Votre employé, faisait-il, vraiment, vous croyez que je suis votre employé ? ah, la bonne plaisanterie, non, mes amis, je ne suis l’employé de personne, je suis le Maître.
Et comme Pérouzin et Nalorgne, terrifiés par le revolver braqué sur eux, tremblaient de tous leurs membres, l’inconnu achevait :
— Je suis le maître, mes amis, le maître de tous et de tout. Le meilleur des maîtres, le maître qui, désormais, aura sur vous droit de vie et de mort, qui vous punira terriblement si vous le trompez, vous récompensera magnifiquement si vous marchez droit. Allons, regardez-moi bien. Me reconnaissez-vous ?
Ils regardèrent cet homme d’une quarantaine d’années, grand, mince, souple, à la figure énergique, à la face rase, intelligente. Il parlait d’une voix posée, d’une voix de commandement qui n’admettait pas de réplique :
— Regardez-moi bien, Nalorgne, et Pérouzin, car, à partir d’aujourd’hui, je vous le répète, vous êtes mes lieutenants dévoués, très dévoués, vous m’entendez ? Car, j’ai non seulement droit de vie sur vous, mais encore, après ce que je sais, il me serait facile de vous livrer à la police, vous et Prosper, Prosper, qui sera mon troisième lieutenant dans quelques minutes. Prosper, dont j’ai imité la voix au téléphone pour vous faire quitter le petit Café blanc. Allons, vous me reconnaissez maintenant, je suppose ? Non ? eh bien, je me nomme et comprenez bien qu’il s’agit pour vous d’être sages, je ne suis pas M. Bertrand, M. Bertrand n’a jamais existé, je suis le Roi du Crime, le Maître de l’Effroi. Et vous, désormais, vous êtes mes complices. Remerciez-moi, car lorsque Fantômas fait l’honneur à quelqu’un de s’associer à sa fortune, ce sont des actions de grâce qu’on lui doit.
7 – JUVE SE CACHE
Saint-Germain, résidence estivale, est également une ville fort agréable à habiter en hiver.
Ce matin-là, le temps était clair et froid. Avenue des Violettes, un vieux domestique s’occupait à astiquer avec conscience la plaque de cuivre d’un bouton de sonnette.
Il fut soudain interrompu dans son travail par la voix claire et forte d’une femme qui l’interpellait :
— Et alors, monsieur Jean, ça va toujours ? et votre patron, monsieur Ronier ? comment se porte-t-il, ce matin ?
— Merci, merci bien, vous êtes bien honnête de vous occuper de nous. Oui, ça va toujours.
Mais la marchande de lait insistait :
— Et ses douleurs, à M. Ronier ?
— Eh bien, qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse à ses douleurs ? ce sont des douleurs comme les autres, il en souffre et ce n’est pas pendant l’hiver qu’il faut espérer qu’il se remettra. D’ailleurs, qu’est-ce que cela peut bien vous fiche, à vous, la santé de mon patron ?