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— Fantômas ne sait pas qui est M. Ronier.

— Non, Fantômas ne le sait pas encore.

8 – LES CLIENTS DE « L’ENFANT JÉSUS »

« À l’Enfant Jésus ». C’est à peine si l’on pouvait en croire ses yeux, et cependant l’infect bouge qui terminait la rue Championnet, du côté de la Chapelle, portait cette enseigne.

C’était un marchand de vin, un zinc ne payant pas de mine, sale, exigu, enfumé, qui s’intitulait ainsi a) parce que de son toit l’on apercevait les tours du Sacré-Cœur ; b) parce que le patron de l’assommoir se prénommait Joseph ; c) parce que ce Joseph, Auvergnat d’ailleurs, prétendait que sa boutique, vu les trésors de victuailles qu’elle contenait, ressemblait à s’y méprendre à l’Éden perdu à cause de notre mère à tous, mauvaises raisons au demeurant.

— Par exemple, ajoutait-il, ce sont les vierges, saintes ou non, qui manquent dans la maison.

Et, de fait, le troquet du père Joseph était le rendez-vous de toute la racaille du quartier, des apaches en veine de paresse, et des filles du trottoir. L’établissement, toujours désert le matin, peu achalandé l’après-midi, se remplissait, dès la nuit tombée, d’une clientèle interlope et qui, jusqu’aux petites heures, ne cessait de faire le tapage le plus infernal en absorbant des liquides de feu ou d’encre.

La police restait indulgente,  car  c’était  l’un  des endroits les plus commodes pour y retrouver les malfaiteurs. Et, en outre, on chuchotait volontiers, dans les services de la Sûreté, que le père Joseph, à l’occasion, était de bon conseil.

Ce soir-là, un samedi, vers onze heures, l’Enfant Jésus regorgeait de clients.

Dans la fumée, dans le remugle âcre du tabac et de l’alcool à bas prix, une clameur s’éleva. Arc-bouté au chambranle, un ivrogne en houppelande crasseuse et pantalon de velours à patte d’éléphant ne parvenait pas à pénétrer dans la salle, par conséquent, à en fermer la porte.

— La lourde, y caille ! hurlaient les loustics.

Enfin ce client imprévu appela au secours :

— Hé, patron, viens-t’en voir à m’aider à franchir la passe. C’est malheureux de penser qu’il faut maintenant avoir un pilote pour entrer dans ta cale sèche. Mets-en voir un coup pour rentrer ma carcasse au bassin de radoub.

Le père Joseph resta au comptoir :

— Plus souvent, grogna-t-il, que j’irai chercher un homme saoul.

Mais l’individu, toujours en lutte avec le battant de la porte, protestait :

— Ben quoi, puis après, un homme saoul n’est pas déshonoré. Sûr que je suis saoul. Mais ça arrive à des gens très bien. Du moment que j’ai l’argent pour payer, personne n’a le droit de me refuser à boire. Ça oui, par exemple. Je défends bien à n’importe qui de venir me le reprocher, ce que je bois, puisque je le paie.

Le froid pénétrait. Il fallait ou le faire sortir ou le faire rentrer. Un homme se leva, gros et couvert de crasse des pieds à la tête, complètement chauve, mais une épaisse barbe embroussaillait ses joues et son menton.

— Je vais le vider, déclara-t-il.

Et il s’approcha de l’autre qui restait accolé au montant.

— Ah, par exemple, elle est bien bonne celle-là, dit l’ivrogne, c’est bien toi, Dégueulasse ?

Et le petit gros ainsi interpellé par le grand maigre de s’écrier :

— Ça, par exemple, ça dépasse tout, Fumier, vieille saloperie, qu’est-ce que tu viens faire là.

Ils s’accolèrent, puis gagnèrent le comptoir :

— J’en paie un, dit Fumier.

— J’offre l’autre répliqua Dégueulasse.

Oui, ils avaient de l’argent ces surprenants personnages, si bizarres vraiment qu’on prêtait l’oreille pour écouter leurs épanchements après ces retrouvailles.

D’ailleurs, Dégueulasse et Fumier ne cherchaient pas à s’entretenir en secret, et c’est d’une voix tonitruante, comme s’ils étaient abominablement sourds l’un et l’autre, qu’ils se racontaient leurs aventures, depuis l’époque déjà lointaine où les hasards de l’existence les avaient séparés. Car tous deux étaient du même pays, originaires d’un village du centre de la France qu’ils avaient quitté pour venir à Paris en sabots. Mais la fortune ne les avait pas favorisés, et, au lieu de troquer leurs rustiques chaussures contre des bottines vernies, comme il arrive aux parvenus, ils n’avaient pu échanger les galoches de bois que contre de vieux souliers ramassés au hasard du ruisseau. Non, ils ne se plaignaient pas du sort :

— Moi, déclarait Dégueulasse avec une emphatique vanité, je suis dans la Marine. C’est à Cherbourg que je gratte depuis déjà une pièce de cinq ans. Mon boulot, c’est d’aller avec la drague, autrement dit la Marie-Salope, ramasser les ordures du patelin qu’on fout dans l’entrée du port et je te prie de croire que c’est le bon métier, parce que plus que tu en cherches, plus que t’en trouve.

— C’est rigolo, expliquait Fumier, on voit bien qu’on est pays tous les deux, car moi je travaille comme toi dans le même fourbi. Tantôt, je suis embauché pour racler la boue le long des trottoirs et dans les rues, tantôt c’est pour farfouiller dans les poubelles et rechercher dans les carcasses de zhomards et les trognons de choux si les bourgeois ont pas laissé tomber un bibelot que ça vaut la peine.

— Fumier, s’écria Dégueulasse, ça me fait plaisir de te revoir.

— Dégueulasse, on se quitte plus. Mais, par le fait, comment ça se fait que tu te trouves ici, Dégueulasse, puisque censément tu restes à Cherbourg ?

L’employé de la Drague leva son verre à la hauteur de son œil, puis, après l’avoir ramené jusqu’au niveau de ses lèvres, il expliqua :

— Voilà, c’est tout un fourbi du diable, je suis dans les ordures, mais dans la justice aussi. Figure-toi, Fumier que, voilà trois jours, le patron m’a dit : « Dégueulasse, faut aller à Paris, histoire de faire un témoignage dans une affaire de coups et blessures qui a commencé à Cherbourg et qui va se terminer à Pantruche. » Il m’a donné un papier sur lequel il y avait des choses écrites, et le pèze pour prendre le grand frère. Alors, je me suis pris par la main, et je m’ai amené ici comme de juste. Voilà-t-y pas qu’en route j’ai rencontré des copains, on a pris un verre, puis un autre, tant et si bien que j’ai oublié d’aller dégoiser mon histoire et de faire le témoin dans le procès. Un soir, je me suis dit : « Mon petit Dégueulasse, faudrait voir à te ramener à Cherbourg, où l’on doit être en peine de toi. Mais, tu me croiras si tu veux, on a dû changer la gare de place, car j’ai jamais été foutu de la retrouver. Alors, naturellement, tout en la recherchant à droite, à gauche, j’ai pris des verres et, dame, depuis ce temps-là, j’aime autant te dire, je ne suis plus dans mon assiette.

— Ça, remarqua Fumier, c’est bien naturel, d’ailleurs, j’aime autant te le dire aussi, moi non plus je ne désaoule pas. Seulement, moi, voilà un an que ça dure ? Dégueulasse, on va pas s’arrêter.

— Sûr que non, Fumier. Encore un verre ?

Dialogue passionnant en vérité dont l’assistance ne perdait pas une virgule, à l’exception de trois hommes assis dans un coin noir, qui discutaient avec passion, ou plutôt non, dont deux écoutaient avec passion le troisième, sans rien dire. Et si l’orateur paraissait simplement un homme robuste et énergique, dans la force de l’âge, ses deux compagnons avaient des allures caractéristiques d’individus bizarres et indéfinissables, caricatures de bourgeois, types d’une pègre mal définie, comme on en voit aux abords des lieux les plus mal famés. Ces deux hommes n’étaient autres que les agents d’affaires de la rue Saint-Marc : Nalorgne et Pérouzin.