Or, Nalorgne et Pérouzin, dans le bouge de l’Enfant Jésus, étaient attablés avec le Maître qui leur exposait son programme.
Il leur avait dit :
— Plusieurs millions d’or monnayé ont été achetés récemment par le Gouvernement autrichien aux États-Unis d’Amérique. Cet or, soigneusement enfermé dans des caisses blindées, a été chargé à bord d’un navire britannique qui fait le service entre New York et Cherbourg. Il arrivera bientôt dans ce port, et les précieux colis seront aussitôt transbordés dans un wagon spécial qui, attaché à un train de marchandises, sera conduit jusqu’à la frontière.
— Eh oui, s’étaient dit les deux compères, notre client Hervé Martel s’en occupe, il a même gardé pour lui « ce risque ». Ah, ces spéculateurs.
Ce n’était, en somme que de la bonne information, mais où Nalorgne et Pérouzin avaient sursauté c’est en entendant Fantômas déclarer :
— Ces millions, nous allons nous en emparer. Voici mon plan : Le navire anglais, un cargo-boat, à bord duquel sont ces caisses d’or et qui s’appelle le Triumph, a dû arriver hier ou ce matin, en rade de Cherbourg. Dans quarante-huit heures, les formalités de douane seront achevées, et, comme je viens de vous le dire, les caisses déchargées du navire seront placées dans un wagon, le wagon 3227.
— Ah ! Fantômas, s’écria Pérouzin, que vous êtes donc bien renseigné.
— Le seul moyen pour réussir dans des affaires de cette nature, c’est d’être documenté. Voilà quinze jours que je m’efforce de me renseigner, c’est bien le moins que mes efforts aient été couronnés de succès.
— Mais comment avez-vous fait ?
Un regard dur et hautain du maître lui fit baisser les yeux piteusement. Pérouzin oubliait que Fantômas ne disait que ce qu’il voulait, et que jamais personne ne devait se permettre de lui poser une question. Fantômas, d’ailleurs, sans tenir compte de la question de l’ancien notaire, poursuivait, donnant ses ordres, sec, bref, à la manière d’un général qui élabore son plan de bataille :
— Le jour même où le chargement sera effectué à bord du wagon en question, le train qui l’emmène partira de la gare de Cherbourg. Le convoi, qui porte le numéro 22 bis, se mettra en route à vingt heures cinq. Vous, Nalorgne, vous aurez simplement pour mission, ce soir-là, de vous assurer que le wagon en question est bien placé l’avant-dernier dans l’attelage du convoi. Quant à vous, Pérouzin, vous connaissez, n’est-ce pas Sottevast et particulièrement les abords de la gare ?
— Ma foi, oui, j’ai été notaire dans cette région. Le pays est pittoresque, les habitants cossus, un peu avares…
— Suffit. Les affaires sérieuses : à cinq cents mètres avant la gare de Sottevast, il est une aiguille que les trains venant de Cherbourg prennent en pointe. On peut, à cette bifurcation, diriger un train qui, normalement, suit la grande ligne sur une voie de garage qui passe derrière la gare des marchandises de Sottevast. Voyez-vous ça d’ici ?
— Mais oui, s’écria Pérouzin, et je comprends bien ce qu’il va falloir faire. Lorsque le train arrivera, au lieu de le laisser filer droit son chemin, il faudra le lancer sur cette voie de garage.
— Imbécile. C’est la plus sûre façon pour faire un accident formidable et attirer, dans l’espace d’une seconde, autour du wagon chargé d’or, tout ce que la région compte d’habitants valides.
— Mais, pourtant, j’avais cru…
— Vous n’avez ni à croire ni même à comprendre. Écoutez, et quand vous saurez, vous obéirez.
Le Génie du Crime, qui était aussi le plus extraordinaire metteur en scène des plus audacieux cambriolages, précisa avec une clarté lumineuse, son projet :
— Le train, avant d’arriver à l’aiguille, ralentit et se maintient à une allure moyenne de quinze kilomètres à l’heure. Le règlement est observé depuis plusieurs jours déjà, eu égard aux réparations que l’on fait au ballast. Pérouzin, vous vous tiendrez près de l’aiguille, qui, comme vous le verrez, se commande simplement avec un levier à main. Vous laisserez tout le train poursuivre son parcours normal, mais, lorsque le wagon chargé d’or, c’est-à-dire l’avant-dernier du convoi, approchera de l’aiguille en question, vous le ferez bifurquer sur la voie de garage.
— Mais ce wagon déraillera ? dit Nalorgne, muet jusque là.
— Non, déclara Fantômas, il ne déraillera pas. Ses attaches se rompront simplement, et, vu la pente de la ligne à cet endroit, vu également la vitesse acquise, il continuera dans la direction que nous lui aurons indiquée.
Pérouzin ne paraissait pas convaincu :
— Les attaches se rompront, c’est vite dit. Les chaînes sont robustes. Elles résisteront.
Fantômas haussa les épaules :
— Imbécile, ne comprends-tu pas que j’ai tout prévu, et que les anneaux des chaînes seront aux trois quarts sciés à l’avance ? Sitôt le wagon arrêté sur cette voie de garage, je me précipite avec des amis sûrs, et naturellement les caisses pleines d’or tombent entre nos mains.
— Bien, dit Nalorgne, mais, j’y pense. D’ordinaire, dans le dernier wagon, se trouve une guérite, et dans cette guérite, un chef de train. Ce dernier wagon viendra, je le suppose, avec le véhicule chargé d’or.
— Naturellement. Je réponds à l’avance à votre objection en vous disant que le chef de train est un homme à nous.
— Je n’aime pas beaucoup ça. Lorsqu’on se sera aperçu du vol, ce chef de train sera interrogé ; s’il paraît suspect, on le bouclera, et, alors, s’il parle.
— Vous n’avez rien compris, dit le Maître : il ne manquera rien au chargement du wagon d’or, une fois notre vol commis.
— Comment ? s’écrièrent ensemble Nalorgne et Pérouzin. Que voulez-vous dire ?
— Je veux dire, articula Fantômas, que, si on vérifie les contenus des caisses une fois que nous serons passés, on pourra se rendre compte qu’il ne manque pas une seule pièce de monnaie à l’expédition faite par les États-Unis au Gouvernement autrichien.
Abasourdi, Pérouzin déclara :
— J’avoue que je ne comprends pas.
— Cela n’a aucune importance.
Mais soudain, incapable de dissimuler sa surprise, le bandit se dressait tout debout, non sans avoir, un instant auparavant, prêté l’oreille et entendu quelque chose qui le faisait tressaillir. Puis, d’un ton impératif, sans même se préoccuper de la surprise que son attitude provoquait au milieu des consommateurs, Fantômas, avisant le couple d’ivrognes, ordonnait :
— Approchez ici, vous autres.
Et comme les deux individus hésitaient, ne sachant si c’était à eux que l’on destinait cette apostrophe comminatoire, Fantômas, bousculant la foule, arrivait jusqu’à eux, prenait le grand Dégueulasse par le col, et, l’attirant auprès de lui, interrogea :
— Que viens-tu de dire, sinistre farceur ?
— Moi ? demanda le pochard abasourdi, si tu crois que je me souviens de ce que j’ai jaspiné cinq minutes après.
Mais Fantômas, rudement, le secouait :
— Allons, répète, tu as parlé tout à l’heure, à ton copain, d’un accident à Cherbourg, d’un navire qui venait de couler ?
— Ah, si ce n’est que cela répondit Dégueulasse, j’peux bien t’en raconter plus long encore, sur ce chapitre-là. Des fois que tu voudrais être renseigné, t’aurais qu’à payer un verre, mais, comme je suis un bon zigue, j’m’en vas tout de même te répéter pour rien ce que j’ai dit à Fumier. Pour lors, censément, je disais à Fumier : Mon vieux poteau, faut lâcher tes poubelles et tes tas d’ordures de Paris et t’amener avec Dégueulasse travailler à Cherbourg. Va y avoir du boulot ces jours-ci. Un grand navire s’est foutu au fond de l’eau, juste à l’entrée de la passe ; or, paraît qu’il’ est bourré de marchandises qu’on va aller chercher avec les godasses de plomb et la cloche à air sur la caboche.