Fandor, comme un fou, s’était levé. Il échappait à ses gardiens, il bondissait vers le juge d’instruction terrifié, il lui fourrait la lettre sous le nez avec une autorité qui n’admettait pas de réplique :
— Sentez : il est impossible que vous ne sentiez pas.
M. Langlois n’osait dire ni oui ni non. La mimique de Fandor l’affolait. Il savait que contrarier les fous est ce qu’il y a de plus dangereux au monde, aussi s’en garda-t-il soigneusement. Il huma, pour lui faire plaisir, le papier que Fandor lui mettait sous le nez.
Or, brusquement, comme il respirait ainsi, M. Langlois à nouveau écarquillait les yeux.
— Vous sentez, hein ? répétait Fandor.
— Oui.
— Et qu’est-ce que vous sentez, nom d’un chien ?
— L’oignon.
— L’oignon, je ne vous l’ai pas fait dire.
— Et quelle conclusion en tirez-vous ?
Alors Fandor s’emporta :
— Je comprends tout. L’aventure est limpide ! Parbleu oui, j’ai été joué par Fantômas, c’est bien à l’encre véritable qu’il écrivait, seulement, en même temps, il passait un morceau d’oignon sur les lignes qu’il venait de tracer. C’est un procédé connu, un procédé classique. Quand l’opération est faite habilement, quand l’oignon présente certaines qualités, il mange l’encre. Petit à petit il n’en reste plus trace. Ah, l’animal. Je comprends maintenant pourquoi il tenait à ce que la lettre ne m’arrivât que dans trois jours, il voulait laisser à la chimie le temps d’agir.
— Ce que vous dites est possible, mais rien ne le prouve. Cette lettre sent l’oignon, je le reconnais, l’oignon peut faire disparaître des traces d’écriture, mais, et voilà le point essentiel, il n’en reste pas moins que vous avez menti. Vous prétendiez que Fantômas avait écrit sous votre dictée, il n’a pas écrit sous votre dictée car alors vous l’auriez vu passer un morceau d’oignon.
— C’est absurde. Parbleu oui, il a passé de l’oignon sur sa lettre, mais il l’a passé subrepticement. Comment ? je ne le sais pas. Il peut y avoir vingt moyens. Je me rappelle, tenez, qu’il avait des manchettes fort longues et des boutons de manchettes volumineux. Ces boutons de manchettes étaient peut-être constitués par des oignons artistement truqués.
M. Langlois tendit un papier à Nalorgne et à Pérouzin.
— Ce que dit l’inculpé, déclarait le magistrat, n’a aucune vraisemblance et l’on peut en conséquence tenir ses déclarations pour non avenues. De tout ceci, il n’y a qu’une chose à retenir : le sieur Jérôme Fandor, arrêté sur l’ordre de Juve, a affirmé que son innocence éclaterait quand il arriverait deux lettres. L’une de ces lettres est blanche, l’autre est incompréhensible. Je clos mon instruction sur ce fait. Messieurs Nalorgne et Pérouzin, voici un mandat qui vous enjoint d’accompagner le sieur Jérôme Fandor à Paris, où je le renvoie devant le juge d’instruction déjà saisi des affaires de l’avenue Niel. Je vous recommande tout spécialement de faire grande attention au prévenu pendant le voyage, je vais d’ailleurs donner des ordres pour qu’on vous réserve un wagon spécial dans le train.
— Fichu, se disait le journaliste, je suis fichu.
24 – PRIS AU PIÈGE
Nalorgne, l’air rogue et hautain, s’était tourné vers Fandor, et l’avait averti :
— La dépêche que l’on vient de nous remettre, nous prévient que, par crainte de manifestations, la Sûreté a envoyé un taximètre nous attendre à Clamart. Notre train y stoppera une minute, pour nous permettre de descendre, tâchez de ne pas rouspéter et de vous dépêcher.
Fandor, de la tête, avait fait oui. Rouspéter ? Il n’y songeait guère, le malheureux journaliste, car, à la vérité il était rompu de fatigue, brisé d’émotions, incapable, croyait-il, du moindre acte d’énergie. Depuis Cherbourg, Nalorgne et Pérouzin avaient usé à son endroit de rigueurs pour le moins inutiles. Non seulement, ils n’avaient pas permis à leur prisonnier de descendre une seconde de wagon, mais encore ils lui avaient laissé les menottes.
Fandor, toutefois, était trop philosophe pour laisser paraître son ennui, sa colère ou sa rage, dès lors qu’il prévoyait que ses gardiens en concevraient une satisfaction qu’il n’avait nul désir de leur donner.
— Ces gaillards-là, se répétait Fandor, se payent ma tête de bonne manière. Ils doivent exulter à l’idée qu’ils m’ont arrêté, qu’ils sont chargés de me livrer à la justice. Je ne vais pas, en leur montrant mon embêtement, augmenter leur satisfaction personnelle.
Toutefois, Fandor avait beau faire, il ne réussissait pas à amener un sourire joyeux sur ses lèvres. D’abord il était vexé, ensuite il était inquiet. De plus, il comprenait à merveille ce qu’avait voulu Fantômas. Fantômas, dans le château désert de Saint-Martin, s’était parfaitement rendu compte qu’il avait beaucoup plus d’intérêt à ne pas tuer Fandor, pour le faire considérer comme l’auteur de tous les crimes dont lui-même était responsable. Fantômas s’était moqué du journaliste. Lentement, docilement, il avait écrit sous sa dictée la lettre que Fandor avait préparée pour faire éclater son innocence mais, en même temps, il s’était arrangé pour utiliser le procédé de l’oignon qui l’avait assuré que la lettre ne produirait aucun effet. Cela était déjà bien. Ce qu’il y avait de mieux, c’était les instructions données à Nalorgne et Pérouzin où le juge n’avait vu que du feu.
— Je suis, pensait Fandor, exactement dans la situation d’un monsieur qui tombe du quatrième étage. Tant qu’il tombe, tant qu’il est dans le vide, le mal n’est pas grand. Seulement il se dit en lui-même : pourvu que cela dure. C’est ainsi que, depuis Cherbourg, Nalorgne et Pérouzin m’ont empoigné dans leurs mains délicates. Je n’ai, somme toute, pas trop à me plaindre. Mais pourvu que cela dure, pourvu qu’avant la Tour de l’Horloge où je vais très vraisemblablement coucher ce soir, il ne survienne rien.
Car en réalité, ce que Fandor redoutait, c’était tout bonnement une attaque de Nalorgne, et de Pérouzin. Les mains prises dans ses menottes, Fandor se rendait parfaitement compte qu’il était à peu près hors d’état de se défendre contre les deux bandits qui le gardaient, si fantaisie leur prenait de se débarrasser de lui.
— Que voulait dire la dépêche remise à Nalorgne et à Pérouzin lors de l’arrêt du rapide à Dreux ?
On l’avait averti, sans doute, qu’il s’agissait tout simplement d’un ordre d’avoir à débarquer à Clamart pour éviter toute manifestation, mais était-ce vraisemblable ?…
Certes, Fandor n’ignorait pas que, lorsque la Sûreté fait voyager des criminels importants, il arrive souvent qu’au lieu de les laisser aller jusqu’aux gares terminus : Saint-Lazare, Gare du Nord, P.-L.-M. ou gare Montparnasse, on prend la précaution de les faire descendre dans les petites stations de la banlieue d’où ils sont conduits directement en voiture au Dépôt.
On évite de la sorte des mouvements d’opinion à Paris, on évite de regrettables incidents, des scandales issus de l’émotion populaire.
Mais était-il bien dans le cas d’une semblable mesure ?
— Que diable, se disait Fandor, à moins de me tromper étrangement, il me semble que je ne suis pas un assez gros personnage pour que le bon peuple de Paris soit tenté de prendre parti pour moi. Cela doit même lui être profondément indifférent, au bon peuple de Paris, à supposer qu’il le sache, qu’on me ramène entre deux argousins. Et dans ce cas, pourquoi prend-on la peine de faire arrêter le rapide à Clamart et de m’y faire descendre ?