LE SAC DE TROIE.
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Les captives. — Onnnd la ville fut prise, les Grecs se partagèrent le butin, et emmenèrent captifs, pour les vendre sur la terre étrangère, le petit nombre de ceux qu'ils avaient épargnés. Le souvenir de ces
Fig. 7"29. — Cassandre poursuivie par Ajax (d'après une pierre gravée antiquel.
malheureux qui, après avoir si vaillamment défendu leur pays, trouvaient dans leur vieillesse une dure captivité, paraît avoir vivement impressionné les artistes de l'antiquité. Car les belles figures qu'on voit
Fig, 730. — Prisonnier (d'après une statue antique;.
dans nos musées et qu'on iniïhilc priso?iiiiei-s, portent t( ujours le costume d'un Troyen et semblent rêver à la patrie perdue (fig. 730).
Les femmes étaient les plus malheureuses. La vieille Hécube, échue
LA GUERRE DE TROIE.
à Ulysse, se lamentait au milieu des autres captives : « J'étais reine,je devins l'épouse d'un roi, et je donnai le jour à de nobles enfants, non pas seulement d'un mérite vulgaire, mais les premiers des Phrygiens, et tels qu'aucune femme, troyenne, grecque ou barbare, ne peut se glorifier d'en posséder de pareils. Je les ai vus périr sous la lance des Grecs, et j'ai coupé ma chevcdure sur leur tombeau. Et Priam, leur père, ce n'est pas sur le récit d'autrui que je l'ai pleuré ; je l'ai vu de
Fig. 731. — Hccubç (d'après une statue antique).
mes yeux égorgé au pied de l'autel de Jupiter Ilercéen, et,avec lui, j'ai vu tomber son empire ; et mes filles, que j'élevai pour d'illustres hymé-nées, c'està d'autres qu'elles sont échues; on les arrache d'entre mes bras, et il ne me reste plus d'espoir d'être jamais revue par elles, et moi-même je ne les reverrai plus jamais. Enfin, pour mettre le comble à mon malheur, je deviens, dans ma vieillesse, esclave des Grecs ! Ils m'imposeront les services les plus humiliants pour mon âge; moi, la mère d'Hector, on me chargera de veiller aux portes et de garder les clefs, ou de faire le pain ; je serai réduite à coucher sur la terre mon corps épuisé, qui fut habitué à la couche rovale, et à revêtir mes membres
des lambeaux déchirés de la misère ! Ah ! malheureuse ! que de revers , l'amour d'une seule femme a-t-il attirés sur moi, et quels maux il me réserve encore ! 0 ma fille Cassandre, qui partages les transports des dieux, quelle calamité a flétri ton innocence !...Et toi, infortunée Po-lyxène, oi^i es-tu ? De toute ma postérité si nombreuse, ni un fils ni une fille ne peut soulager mon infortune. Pourquoi me relever? Dans quelle espérance? Conduisez mes pieds, jadis si délicats au temps de Troie et esclaves aujourd'hui, conduisez-les sur la terre qui doit me servir de couche et sur le bord d'un rocher, pour y tomber et mourir épuisée par les larmes. Apprenez ainsi à ne donner à aucun des plus fortunés le nom d'heureux avant sa mort (fig. 731). » (Euripide.)
La prophétesse Cassandre, la plus belle des filles de Priam, était la part du chef de l'expédition, du roi Agamemnon. Autour d'elle, les Troyennes pleuraient et s'arrachaient les cheveux. Cassandre pourtant est en proie h son délire et entonne un chant nuptial : « Heureux l'époux ! heureuse aussi l'épouse ! 0 Hymen ! ô roi Hymenée ! Ma mère, puisque, vouée au deuil et aux larmes, tu déplores la mort de mon père et la ruine de notre patrie, c'est à toi d'allumer pour mes noces le flambeau sacré. Venez, ô jeunes Phrygiennes, parées de vos voiles précieux, venez chanter mes noces glorieuses et l'époux que les destins m'ont choisi... Ma mère, orne ma tête victorieuse, et réjouis-toi de mon royal hy menée ; conduis-moi toi-même à mon époux, et si je n'obéis avec assez d'empressement, emploie la contrainte; car, s'il est vrai qu'Apollon soit un dieu, plus funeste encore que l'hymen d'Hélène sera l'hymen que contracte avec moi l'illustre roi des Grecs, Agamemnon... J'entrerai victorieuse parmi les morts, après avoir vu détruire la maison des Atrides, auteurs de notre ruine. » (Euripide.)
On ne crut pas la prophétesse, et Agamemnon partit emmenant sa
captive.
Une peinture de vase nous montre la malheureuse Cassandre se réfugiant auprès d'une idole de la Pallas troyenne, pour éviter les outrages d'Ajax fils d'Oïlée, qui déjà a saisi sa victime parles cheveux, tandis qu'une prêtresse de Minerve s'enfuit épouivantée (fig. 732).
Sacrifice de Polyxène. — Les Grecs, après s'être rassasiés de carnage, songèrent au départ. Mais, au moment de mettre à la voile, une tempête retint leurs vaisseaux. A ce moment lombre d'Achille appamît tout couvert de son armure d'or: « Oiioi ! vous partez, fils de Danaiïs, et vous laissez mon tombeau sans olîrande ! » Achille avait dû épouser, si la paix s'était faite, une des filles de Priam, Polyxène, qui était d'une éclatante beauité. Or les devins déclarèrent qu'il voulait l'avoir pour épouse dans les enfers, et on vint la prendre malgré les supplications d'IIécube, pour l'immoler aux mânes d'Achille.
Euripide nous a laissé un récit détaillé de la mort de Polyxène.«L"ar-
LA GUERRE DE TROIE.
mée grecque tout eutière se pressait en foule devant le tertre, pour le sacrifice de Polyxène. Lefilsd'Achilleprendlajeune fille par la main et la place surl'éminence même. L'élite des jeunes Grecs choisis pour contenir les mouvements de la victime, se tenaient par derrière : le fils d'Achille,
Fig. 732. — Cassandre poursuivie par Ajax (d'après une peinture de vase}.
prenant dans ses mains une coupe d'or pleine, fait des libations à son père mort, et fait signe au héraut de commander le silence à l'armée.
Fig. 733. — Polyxène sacrifice devant le tombeau d'Achille (d'après une pierre gravée).
Alors il dit : « Fils de Pelée ! ô mon père ! reçois ces libations propi-« tiatoires, par lesquelles on évoque les morts; viens boire le sang pur « de cette jeune fille, que l'armée t'offre avec moi. Sois-nous propice ; « que nos vaisseaux puissent quitter le rivage et mettre à la voile, et ac-
« corde-nous à tous un heureux retour d'Ilion dans notre patrie. «Ainsi parla le fils d'Achille, et toute l'armée se joignit à sa prière. Ensuite il saisit son épée enrichie d'or, et, la tirant du fourreau, il fait signe aux jeunes Grecs de saisir la vierge. Mais elle, lorsqu'elle vit leur dessein, dit ces mots : « 0 Grecs destructeurs de ma patrie, je meurs volontaire-ce ment; que personne ne porte les mains sur mon corps, j'offrirai ma « tête d'un cœur résolu. Mais, au nom des dieux, en m'immolant, souf-« frezqueje meure les mains libres, en personne libre; car être appe-« léeesclave chez les morts serait une honte pour moi qui suis reine. » La foule fit entendre un murmure d'approbation, et le roi Agamemnon commanda aux jeunes gens de lâcher la jeune vierge. Polyxène, lorsqu'elle eut entendu ces paroles, déchira sa robe jusqu'à la ceinture et offrit aux regards sa poitrine et sa gorge semblable à celle d'une belle statue; et, ayant fléchi un genou vers la terre, elle prononça les paroles les plus résignées: « Jeune homme, voici ma poitrine : si tu veux la frapper, « frappe ; si c'est à la gorge, la voici qui s'offre à tes coups mortels. » Saisi de compassion pour la jeune fille, il hésite ; enfin de son fer il tranche le conduit de la respiration et il en jaillit des flots de sang. Cependant, même en mourant, elle eut grand soin de tomber avec décence et de cacher ce qu'il convient de dérober aux regards des hommes. Lorsque, sous le coup mortel, elle eut rendu le dernier soupir, chacun des Grecs s'occupe de soins divers : les uns couvrent son corps de feuillage, les autres, pour dresser un bûcher, apportent des branches de pins.» (Euripide.)