Hélas ! si Juve reconnaissait à merveille le cadavre pour être le cadavre de Daniel, il n’était guère plus avancé après cette découverte.
Qui était au juste ce Daniel ? Pourquoi s’était-il rendu à Amsterdam ? Dans quel but avait-il l’air de se livrer à d’extraordinaires enquêtes ? Était-ce un ami ou un ennemi ?
— Morbleu ! je n’en sais rien, déclarait Juve, mais je le saurai !
Avec sa ténacité habituelle, en effet, Juve décidait immédiatement de n’avoir cesse ni repos qu’il n’eût réussi à éclaircir complètement l’étrange aventure dont il était le témoin et la victime un peu.
Ce mort que l’on avait grimé, ce mort qui était la cause involontaire de la plus effroyable angoisse de sa vie, ce mort qui lui avait fait croire au trépas de Jérôme Fandor, Juve le vengerait, Juve finirait par le faire parler !
Et, dès lors, mettant à profit les heures qui lui restaient avant d’arriver à la gare du Nord, le policier, seul dans le wagon mortuaire, un fourgon vide dans lequel on avait déposé la civière, se livrait à la plus macabre des enquêtes.
Un par un, il examinait les vêtements du mort ; il cherchait l’adresse du tailleur. Mais le complet sortait d’un grand magasin de nouveautés, et cela devait convaincre Juve du peu de chance qu’il avait de trouver, par cette piste, des indications intéressantes.
Juve n’avait guère plus de chances en examinant les bottines. Elles ne portaient point de marque, ayant été sans doute fabriquées par quelque petit cordonnier à façon, économisant à tout propos…
— Voyons le linge, continua le policier.
Le mouchoir, assez commun, ne portait pas de chiffre ; le caleçon était ordinaire. Juve allait examiner la chemise lorsqu’il renonçait à cette inspection. Derrière le col, en effet, il apercevait un petit trou fait à coups de ciseau, une déchirure significative. Évidemment, on avait démarqué le linge.
— Fantômas n’oublie rien, soupira Juve.
À ce moment, cependant, le policier se baissait pour ramasser le faux-col qu’une secousse avait jeté sur le sol ; ce faux-col, Juve l’examinait avec attention, et soudain il poussait un cri de stupéfaction.
— Victoire ! murmurait le policier.
Il venait d’apercevoir non point une initiale, car celle-ci avait été enlevée, grattée, mais un petit poinçon suivi d’une série de chiffres assez longue.
Et cela, ce simple détail, c’était pour Juve une indication d’un prix infini.
— Très bien, murmurait-il. Je saurai ce soir comment s’appelle ce mort… Ce faux-col est fourni par un chemisier qui blanchit à l’abonnement, le poinçon l’indique… Le chemisier sera facilement découvert, il me donnera le nom de son client.
À la gare du Nord, Juve, sans la moindre difficulté, car désormais il était dans la préfecture de la Seine et faisait ce que bon lui semblait, ordonnait le transport du cadavre à la morgue.
— Surtout, recommandait-il, qu’on ne le dégrime pas !
Le train avait du retard, il était six heures du soir, Juve laissait partir la voiture emportant la dépouille de Daniel, il sautait dans un taxi, se faisait conduire place de la Bourse chez le chemisier dont il voulait consulter les livres et dont le patron d’une boutique concurrente lui avait immédiatement indiqué l’adresse.
Juve, à ce moment, jouait de bonheur. Chez le chemisier, en effet, il n’éprouvait aucune peine à se faire renseigner. On lui donnait immédiatement le nom du client qui portait le numéro d’abonnement, relevé sur le faux-col. Ce nom était une confirmation absolue des soupçons de Juve : le client s’appelait bien Daniel ; ce n’était même pas son prénom, c’était son nom de famille.
Quel était ce Daniel, par exemple ? Le chemisier ne pouvait le dire. Tout ce qu’il savait, c’est que ce personnage habitait Grenoble, où il lui envoyait régulièrement par colis postal ses fournitures, et qu’il devait être employé chez un notaire dont le nom devait être quelque chose comme Cauvin… Mauvin… ou Dauvin…
Or, Juve, en entendant ces mots, pensait tressauter de surprise… Daniel… Grenoble… un notaire… ces renseignements le mettaient au comble du bonheur. Ah ! certes, son enquête ne traînait pas !… Bientôt elle serait terminée, triomphalement achevée, car Juve ne pouvait pas douter des renseignements qu’il recevait.
Juve, en effet, apprenait des choses véritablement sensationnelles.
Le cadavre qu’il avait trouvé était le cadavre d’un certain Daniel. Ce Daniel habitait Grenoble, et il était clerc d’un notaire… Quel était ce notaire ? Oh ! Juve n’avait point besoin de réfléchir beaucoup pour le deviner. Les noms entre lesquels hésitait le chemisier le renseignaient merveilleusement. N’avait-il pas lu tout récemment dans un journal que Théodore Gauvin, fils du regretté M e Gauvin, avait récemment acheté une charge à Grenoble ?
N’était-il pas évident, dès lors, que c’était de lui qu’il s’agissait ? Ne fallait-il pas même imaginer quelque lien mystérieux, tragique surtout, entre la nouvelle affaire et les anciens incidents qui, jadis, avaient bouleversé la vie du pauvre Théodore Gauvin, alors qu’il était amoureux de la jeune M me Ricard, morte depuis, victime, elle aussi, de Fantômas ?
Juve quitta le chemisier, satisfait mais préoccupé.
— Décidément, murmurait-il, je commence à me douter de bien des choses. Ou je me trompe fort, ou j’aurai bientôt des certitudes…
Dix minutes plus tard, Juve était à la Sûreté, et, en vertu de combinaisons machiavéliques, réussissait à se faire donner la communication téléphonique avec l’étude de M e Gauvin à Grenoble.
L’enquête avançait à pas de géant. Théodore Gauvin, qui répondait à Juve, reconnaissait parfaitement la voix du policier, et se mettait naturellement à son service. Il était bien le patron d’un certain Daniel, employé chez lui en qualité de maître-clerc, et dont il disait le plus grand bien.
Juve, à ce moment, haletait littéralement :
— Et ce Daniel, grondait-il, hurlant dans le téléphone, où est-il en ce moment ? Que fait-il ?
Le jeune Théodore Gauvin qui, jadis, était un peu niais, avait évidemment fait de réels progrès depuis la mort de son pauvre père. Il répondait, en effet, à Juve avec une certaine dignité :
— Impossible de vous le dire, secret professionnel !
Mais invoquer le secret professionnel en face d’un policier aussi habile que Juve était évidemment des plus risqué.
Un quart d’heure plus tard, en effet, Juve avait convaincu Théodore Gauvin qu’il était de la plus haute importance qu’il vînt immédiatement à Paris. Un train partait de Grenoble vers neuf heures du soir, il fallait que le notaire le prît, Juve l’attendait…
Juve, évidemment, devait insister quelque peu pour convaincre son correspondant. Toutefois, il finissait par arriver à ses fins.
— Soit, acceptait Théodore Gauvin, je serai demain à Paris.
Le lendemain, en effet, Juve allait cueillir au débarqué du train le jeune notaire. M e Gauvin, dès lors, n’opposait plus une bien grande résistance aux questions exaspérées dont l’accablait le policier. En quelques instants, Juve le confessait en entier. Il apprenait que Théodore Gauvin connaissait parfaitement Daniel, que Daniel était parti remplir une mission secrète à Amsterdam, et cela pour le compte d’une vieille M me Verdon qui habitait les environs de Grenoble et était une cliente de l’étude.
Théodore Gauvin, par exemple, cette confession faite, jurait sur l’honneur qu’il n’en savait pas davantage.
Juve eut beau insister, il ne tirait rien d’autre du jeune notaire. Toutefois, les renseignements qu’il avait appris étaient vraiment intéressants et Juve s’en déclarait satisfait.
— Soit, concluait le policier, nous repartirons ensemble pour Grenoble !
Juve, à l’instant où il causait ainsi à Théodore Gauvin, était certainement fort loin de se douter que les services de la Sûreté télégraphiaient de tous côtés à son domicile, qu’une dépêche de Jérôme Fandor était arrivée, dépêche annonçant que Fantômas devait débarquer incessamment à Paris.
Si Juve avait su cela, certainement il aurait abandonné M e Gauvin et se serait précipité à la gare. Mais il ne le savait pas, et l’ignorance où il était devait amener rapidement de terribles catastrophes !