Celui qu’il cherchait, toutefois, n’était pas parmi les cadavres exposés. Fantômas n’avait dès lors aucun motif de s’attarder dans la salle commune.
Tournant les talons, il revenait en conséquence sur ses pas, regagnait la courette de la morgue, se dirigeant vers une sorte de mur percé d’étroites niches dont chacune était fermée par une petite porte de fer.
— Voyons le frigorifique, murmurait-il.
Ce mur aux trous multiples, c’était en effet l’appareil frigorifique dans lequel, à la morgue, au moyen d’un froid intense, on arrive à conserver intacts, pendant fort longtemps, les corps qui sont nécessaires pour des recherches judiciaires de police.
Fantômas, longtemps, examina l’appareil. Dans chaque petite porte se trouvait une sorte de guichet de verre derrière lequel s’apercevait, collée, une étiquette portant en termes sommaires les indications relatives au cadavre qui dormait là son dernier sommeil, en attendant le repos définitif et bienfaisant de la terre douce et molle.
Fantômas, soudain, sursauta.
— Ah ! très bien… dit-il. Voilà ce que je cherche !
Sur l’étiquette d’une porte, Fantômas venait de lire des instructions fort nettes ainsi énoncées :
Daniel, cadavre grimé en Jérôme Fandor et retrouvé par Juve dans le train d’Amsterdam-Anvers-Bruxelles-Paris, Juve s’occupe de l’affaire.
— Parfaitement ! répéta Fantômas.
Et bientôt il ajoutait :
— Le secret du cadenas est toujours le même, j’espère ?
Jadis, en effet, Fantômas avait pu, grâce à la complaisance d’un gardien acheté au moyen d’une forte somme, apprendre le mot formant la combinaison secrète de la serrure ouvrant les portes du frigorifique.
Ce mot n’avait-il pas changé ?
Il le forma, la main tremblante, et soudain il eut la joie de voir s’ouvrir la niche du frigorifique dans laquelle il prétendait fouiller…
Or, la porte était à peine ouverte, Fantômas avait à peine regardé à l’intérieur de la glacière, que tout énervement semblait l’abandonner.
— C’est bien cela, murmurait-il. J’ai toutes les chances du monde aujourd’hui !
Et sans souci de l’horreur véritable de la profanation qu’il tenait ainsi, Fantômas, tout en parlant, introduisait le bras dans le frigorifique, empoignait les pieds glacés du mort et tirait le corps à lui.
Fantômas, à la lueur blafarde de la lune, se penchait alors sur le cadavre qu’il finissait par frôler presque.
— C’est bien lui, murmurait-il… c’est bien lui !
Et il avait un rire de triomphe devant le mort qu’il reconnaissait à ce moment.
— Ah ! ah ! disait-il. Juve prétend faire parler Daniel… Juve prétend, à l’aide de ce cadavre, savoir tout ce que je veux lui cacher… Juve convoque Théodore Gauvin dans le but de le faire bavarder… Eh bien, soit, ils verront que je puis réduire à néant toutes les prétentions de Juve !
Portant le mort sur son dos et ne marquant toujours aucune répugnance à l’infâme besogne qu’il accomplissait ainsi, Fantômas traversait la morgue, se dirigeant vers les fenêtres qui dominent le fleuve.
Que prétendait-il donc faire ? Voulait-il ravir le cadavre de Daniel ?
Fantômas, un instant, soufflait, ayant déposé sur le rebord du mur le corps du malheureux.
Puis, bientôt, ricaneur, Fantômas semblait apostropher sa victime :
— Je n’aime pas les bavards, faisait-il. Et Juve sait rendre bavards ceux-là même que j’ai tués ! Allons… Je vais brusquement arrêter toutes les enquêtes de Juve…
Fantômas riait un peu, puis il empoignait au collet le mort, il le dressait à moitié, et fixant dans ses yeux son regard de flamme, il articulait encore :
— Je tue ceux qui se dressent sur ma route… Je tue ceux qui me gênent… Je tue ceux qui prétendent lutter contre moi !
Soudain, c’était un éclat de rire démoniaque qui s’échappait de ses lèvres, il semblait devenu fou cependant qu’il articulait :
— Je tue même les morts, lorsque les morts se font mes ennemis !
Et, d’un grand geste, Fantômas poussait dans le fleuve le cadavre du malheureux Daniel…
Qu’était devenu Bouzille, et comment Bouzille, à l’instant même où Fantômas précipitait de la cour intérieure de la morgue dans les flots jaunâtres de la Seine le cadavre de Daniel, se trouvait-il à quelque distance, accoudé sur le pont de l’Hôtel-de-Ville, penché en avant, au grand risque de tomber, et paraissant fort intrigué ?
Bouzille, à vrai dire, avait eu de nombreuses aventures, et avait dû faire preuve d’une habileté sans pareille pour parvenir à rentrer à Paris aussi vite que Fandor et que Fantômas qui, eux, avaient rejoint la capitale par le moyen du rapide.
Le retour de Bouzille tenait à vrai dire du prodige.
Alors qu’il se disputait avec l’aiguilleur au sujet du disque qu’il prétendait fermer et qu’il avait ouvert, risquant d’occasionner ainsi un épouvantable tamponnement entre le train rapide et le train de marchandises supplémentaire qui le devançait, Bouzille s’était enfui droit devant lui, courant au hasard dans la campagne, perdant la tête, littéralement affolé.
Le brave chemineau n’avait évidemment aucune intention mauvaise, lorsqu’il avait appris son erreur involontaire ; fou de désespoir, furieusement vexé aussi dans son amour-propre, appréhendant enfin de sérieux reproches du journaliste, il était parti courant à travers champs, sans nullement se soucier d’aller voir ce qu’il était advenu de son malheureux compagnon.
Bouzille, toutefois, cependant qu’il courait le plus vite qu’il lui était possible, ne pouvait s’empêcher de réfléchir. Or, quand Bouzille réfléchissait, il arrivait régulièrement que, suivant une pente naturelle, ses pensées l’amenaient à s’occuper de transactions financières.
Bouzille avait l’âme d’un négociant, Bouzille rêvait toujours de vente et d’achat, et n’était jamais plus heureux que lorsqu’il lui était possible de s’adonner à quelque combinaison au résultat problématique le plus souvent.
Dans ces conditions, Bouzille, tout en courant, songea bientôt :
— Sûrement, si le rapide cogne dans les marchandises, ça va faire un bouzin formidable, et un rude tas de ferraille.
De là à songer tout net qu’une collision, un accident, avait pour effet de produire un certain désordre, de là à penser qu’au cours d’un accident, il devait y avoir pas mal de valises égarées, de vêtements abandonnés, voire de blessés à détrousser, il n’y avait pas évidemment très loin.
Bouzille, brusquement, cessa de courir et l’oreille au guet, une grimace de contentement plissant son front, se prit à respirer profondément.
— Eh ! eh ! se disait le chemineau, si j’allais faire un tour par là ?
Il se décidait rapidement.
Bouzille, d’ailleurs, était l’homme des résolutions promptes. Rebroussant donc chemin, il revenait dans la direction de la voie ferrée. Or, il arrivait à peine au bas du remblai, qu’il apercevait tout juste le rapide en panne, le rapide qui venait de s’arrêter pour ne point écraser Jérôme Fandor.
Bouzille, naturellement, trouva l’occasion excellente pour se distraire un petit peu. La curiosité, d’ailleurs, le piquait, il avait essentiellement l’âme du badaud, et c’est pourquoi il se mêlait à la foule, écoutant les conversations des voyageurs, hochant la tête, approuvant, commentant, suggérant aussi.
— Dame, si le mécanicien a vu quelqu’un sur la voie et qu’on ne le trouve pas, c’est probablement qu’ce quelqu’un s’est débiné ?…
Bouzille se disait, en effet, que le mécanicien ne s’était certainement pas trompé. Il devinait fort bien que le personnage qui avait été aperçu était Fandor, et il comprenait à merveille que Fandor avait disparu, sachant parfaitement que le journaliste ne pouvait pas se montrer ostensiblement, puisqu’il entendait, au terme de ses projets, surprendre Fantômas en le faisant arrêter à l’improviste.
Bouzille, nullement inquiet du sort de Fandor, mais peut-être déplorant tout bas que l’accident escompté n’eût pas eu lieu, songeait bientôt, malgré tout, à tirer profit raisonnable d’une situation qu’il avait un peu créée.